Libération, 6 avril 1989, par Jean-Baptiste Marongiu
Stuparich, de guerre lasse
[…] L’île est celle de Lussinpiccolo, au large de l’Istrie, où est né son père. Celui-ci, atteint d’un mal incurable, convie le fils à une dernière rencontre sur le lieu doublement mythique des origines de la famille et de l’adolescence de l’auteur. Déjà sur le bateau, il se rend compte que « cette mer était la sienne : le royaume illimité de ses années adolescentes, son refuge, l’amie de sa jeunesse », mais que « l’homme né sur l’île était fait pour courir le monde et ne revenir qu’à la dernière extrémité ». Et si l’île lui apparaît abandonnée au milieu de l’immensité infranchissable de la mort, elle est aussi le lieu de tout commencement, comme le rappelle le père évoquant « l’îlot de l’amour, où l’on s’échangeait les baisers sous les basses tonnelles, avec les grappes qui se balançaient entre les lèvres des amants ».
Se rapprocher du père, le but du voyage, s’avère bientôt douloureusement impossible, et un sentiment de solitude s’empare de l’auteur. Il faut partir : « Le fils vit l’île diminuer, s’évanouir à l’horizon, dans la lumière immense de la mer. Ce fut alors que, pour la première fois, il eut précisément et clairement conscience de ce qu’il perdait en perdant son père. » Ainsi est Giani Stuparich, tenté d’explorer, quand le monde une fois encore est délabré par la barbarie de la guerre, une totalité originelle, non historique, et dont l’île est le symbole. Mais si on ne peut pas arrêter la mort, on ne peut non plus revenir en arrière.
En 1948, dans Trieste nei miei ricordi (Trieste dans mes souvenirs), Giani Stuparich tentera de rationaliser les émotions de ces années-là : il revendiquera pour Trieste le droit d’être pleinement une ville de frontière dans un monde danubien en train de se casser. Il exprimera en même temps l’espoir d’une autre forme de collaboration entre les peuples de l’ancienne Autriche des Habsbourg, qui avait été incapable de donner une conscience unitaire à ses citoyens.
La Grande Guerre avait marqué pour toujours l’écrivain et Trieste. Rien ne fut plus comme avant. Après la Seconde Guerre et jusqu’à sa mort, Giani Stuparich passera son temps assis au café avec ses amis, dans la librairie d’Umberto Saba ou dans des promenades solitaires au jardin public.