Livres hebdo, 8 février 2008, par Jean-Maurice de Montremy
Les nuages sont exacts
Quarante‑deux très courts récits. Découvert voici deux ans, Vitaliano Trevisan confirme son grand talent.
Richard Wagner expliquait, à propos de Parsifal, qu’en musique le temps et l’espace se confondaient. Ce principe correspondait, chez lui, à l’art des « divines longueurs ». Vitaliano Trevisan, s’inspirant du jazz, prouve que l’on peut aussi tirer de l’espace-temps musical des formes brèves impeccables et néanmoins riches d’harmoniques.
On avait déjà remarqué cet Italien de Vicence (né en 1960) avec Quinze Mille Pas (Verdier, 2006). Ce roman s’organisait autour d’un narrateur obsessionnel, très occupé à vérifier le nombre de pas requis par chacun de ses déplacements en ville. Ce goût de la géométrie, de la précision, des choses vues, des situations intensément ressenties se retrouve dans les quarante-deux courts récits de Bic et autres shorts.
Bic est la marque d’un briquet dont la première nouvelle du recueil raconte, en une page et demi, le parcours de main en main, de poche en poche, depuis qu’un musicologue, spécialiste de Keith Jarrett, l’a sans doute échangé, par mégarde, avec celui d’un ingénieur du son. C’est, dit Trevisan, « la chaîne de saint Antoine propre aux fumeurs, mécanisme en vertu duquel les fumeurs s’échangent constamment des briquets ». C’est aussi, d’une certaine façon, la méthode propre à chacun de ses récits, où la pensée, l’enchaînement des faits et les sensations voyagent à toute allure suivant des règles moins aléatoires qu’il ne semble – qui seraient celles des shorts.
Non, ce n’est pas d’une culotte courte qu’il s’agit. On appelait aussi shorts dans les années 1940 de très courts-métrages présentant des morceaux de jazz. Et bien que le jazz ne soit en rien l’unique thème du recueil, Vitaliano Trevisan en transpose avec talent la technique et l’esprit tout en l’étendant aux choses vues ou vécues à travers ses voyages, ses promenades, son arpentage de la province italienne ou du vaste monde.
Peut-être les dix-neuf lignes de « Nuages » résument‑elles le mieux les infinies possibilités du short, proches de celles du poème en prose cher à Baudelaire. « Je n’ai pas de travail, écrit le narrateur. Je n’ai pas d’amoureuse. Je n’ai pas d’amis. Alors j’ai beaucoup de temps. Je suis un privilégié : le temps et l’espace définissent la richesse […]. On peut occuper aussi bien le temps que l’espace. C’est pour ça que je marche sans arrêt » – marche qui lui permet d’apercevoir des collines et des nuages qui, en peu de mots, font sentir l’insaisissable de manière merveilleusement exacte.
Il faudrait d’ailleurs, sans doute, lire Bic et autres shorts en se promenant soi‑même. Cinq minutes ici, cinq minutes là. Et l’on ne voit rien de la même façon.