Tageblatt (Luxembourg), 16 février 2001, par Jean Portante
Le scandale de l’insaisissabilité des choses
Le début de l’écriture de Cesare Viviani coïncide avec la remise en cause formelle qui dans les années soixante ébranle la poésie italienne. Mais très tôt, le poète s’échappe du cocon de l’expérimentation pour, à travers les mots, tenter la découverte du monde.
Quel long chemin que celui de Cesare Viviani (né en 1947 à Sienne), depuis que, à l’époque des revues Tam Tam, Il Verri ou Abracadabra (cette dernière née au Luxembourg, sous la houlette de Marcello Angioni), il modelait, en compagnie des amis d’alors, ce qui est connu sous le nom de néo-avant-garde italienne : le langage remis au centre du poème, l’aléatoire au service de l’expérimentation linguistique et vice versa, le retour aux mots avec l’exploration de toutes les couches de la signification, bref, le poème devenant objet et sujet à la fois, comme si le monde devait rester à l’extérieur.
Déconstruction des couches du texte, afin que naisse l’étrangeté d’avoir mis à nu le poème, disséqué la langue, comme sur une table d’opération.
Étape nécessaire pour quiconque prenait vraiment au sérieux le renouveau du poème rescapé du naufrage de la guerre et de l’impossibilité d’écrire après Auschwitz, comme l’avait formulé Adorno.
Mais Cesare Viviani n’est pas resté prisonnier du labyrinthe du renouvellement des formes. D’un livre à l’autre – Confidenza di parole (1971) et surtout L’ostrabismo cara (1973), pour n’évoquer que les premières œuvres – il a certes participé à la remise à flots de la poésie italienne alors que ses aînés, les Novissimi d’un côté, Zanzotto et, surtout, Luzi, à la lisière de l’avant-garde, faisaient figure de maîtres.
N’empêche qu’il ne pouvait se contenter de la camisole de force de l’expérimentation pure. Très tôt, sans doute à partir de Prière du nom (1990),l’extériorité fit à nouveau irruption dans ses poèmes, et, avec elle, le moi pris dans le dédale de la complexité du monde. Retour d’un « je » passé par le tamis d’une réalité de plus en plus contradictoire et difficile à cerner, donc à nommer.
C’est ainsi que naît, en 1993, L’Œuvre laissée seule, point provisoirement culminant de l’écriture de Viviani que Bernard Simeone vient enfin, sept ans après sa parution, de traduire en français.
Au centre du poème et des huit segments qui le composent, il y a la mort d’un prêtre, ami d’enfance – « un camarade d’alors », un « cher curé » – et complice des premières perceptions du monde. C’est donc Dieu qui ouvre le poème, tout comme ce sera lui qui le refermera. Un Dieu saisi par des mots à la fois tout puissants et inermes. Un Dieu dompté et échappant à l’emprise, à la fois affirmé et nié, « engendré bien après l’apparition des herbes et des plaines ». La perte du « petit prêtre » devenant déclenchement de la conscience d’une perte, d’un silence, d’un néant plus vaste, auxquels rien n’échappe, ni l’exagération de l’incantation, ni le rêve et son profond travail, ni l’absurdité de la « débandade du corps ».
Et si Sienne reste en toile de fond, les mots ne la touchent jamais. Tout se passe comme sur une toile de Giotto sur laquelle le paysage serait recouvert par un voile opaque. On le sent omniprésent, mais il est absent. Comme sous le manteau du rêve. D’ailleurs, le poème entier se meut sans cesse sur la ligne de partage du rêve et de la mémoire, avec, de temps en temps, des incursions dans l’anecdotique.
Les images, les idées, les mots même, dans un tel no man’s land, se rencontrent dans le silence sans entrer en collision. Comme s’ils se mangeaient mutuellement, ils permettent au poème de déserter la réalité, de se retrouver seul, protégé dans l’inaccessibilité de l’écriture. Seule, l’œuvre, face à la nécessité et à son impossibilité de cerner le monde. Seule face à un Dieu à la fois créé et détruit. Seule face à l’ami qui revit à travers sa mort. Seule face au naufrage, non des mots, mais de ce qu’ils nomment.
L’écriture, incantatoire et lyrique, épique et ludique, si elle mène comme une spirale inéluctable vers l’abîme de la perte, est dans un même souffle rempart contre le désastre et véhicule du refuge dans la solitude. Comme si, à l’inverse de la Bible, le verbe était tout ce qui restait à la fin.