Transfuge, nº 12, septembre-octobre 2006, par Sophie Pujas

Thomas compte ses pas, ses disparus, et le temps qu’il lui reste. Il compte aussi s’évader de la ville étriquée qui l’oppresse. Mais pour aller où ?

C’est un bon jour : Thomas a réussi à faire précisément le même nombre de pas – quinze mille en tout – à l’aller et au retour de sa visite au notaire. Une victoire pour ce marcheur obsessionnel et compulsif, qui tient obstinément le compte de ses pas d’un point à un autre. Dans l’espoir qu’enfin, peut-être, le réel coïncide avec lui-même, dans un sursaut de cohérence…

Chaque pas est une distance fragile mise entre lui et la mort. « [A]u fond l’idée du suicide ne m’a jamais tout à fait convaincu » déclare-t-il, songeur, avant d’énoncer les meilleurs moyens d’en finir, et les plus usités dans la Province. Il faut dire qu’autour de lui, les gens disparaissent à une allure inquiétante : ses parents, décédés prématurément quand il était enfant, sa sœur, dont il faut peut-être distinguer la mort et la disparition, son frère, parti sans laisser d’adresse.

Peu à peu, le lecteur verra se dissiper le mystère de ces absences inquiétantes… Le frère de Thomas lui a toutefois laissé deux œuvres à achever : un manuscrit sur Francis Bacon, et un parc où se trouve une maison à l’abandon soigneusement étudié. Double tâche qu’on peut supposer sans issue. « Les choses importantes ne finissent pas, elles s’interrompent », explique Vitaliano Trevisan. Toutes les fins procèdent d’une interruption. Sinon on pourrait continuer, écrire pour toujours le même livre.

L’horizon de Thomas est aussi étroit que détesté : Vicence, la petite ville de Vénétie dont est également originaire l’auteur. Il poursuit de ses sarcasmes amers la campagne dénaturée, l’Église trop présente et la bourgeoisie si enorgueillie d’elle-même. Une façon pour l’auteur de régler discrètement quelques comptes : « La dimension politique est présente pour moi, même si elle n’est pas explicite. Le roman ne prend pas une position partisane. Mais par exemple, en ce qui concerne l’utilisation, l’abus du territoire, c’est sans aucun doute politique… »

On ne s’étonnera pas que Thomas nourrisse le fantasme de s’effacer de ce tableau étouffant mais une fuite est-elle vraiment possible ? Quel improbable ailleurs espérer dans un univers de toute part absurde ?

La nature elle-même, rêvée par le narrateur, n’offre qu’un refuge ambigu. « Autant il n’est plus possible de continuer à vivre dans ce contexte social, autant il est aussi difficile d’épouser la cause de la nature… », résume Vitaliano Trevisan.

Doté d’un humour noir des plus incisifs, ce monologue aux singulières circonvolutions n’est pas sans parenté avec la prose de Thomas Bernhard ou de Samuel Beckett, deux des influences avouées de l’auteur. Car ce dernier revendique des emprunts littéraires multiples, au point d’insérer à la fin du roman une bibliographie fictive – qui correspond aux lectures de Thomas. On y trouve donc des romanciers, mais aussi des philosophes (comme Derrida), propres à nourrir les rêveries conceptuelles du héros. « Mes personnages sont complètement méta-textuels », constate Vitaliano Trevisan. « Cela ne me pose pas de problème de voler dans les écrits des autres ! » En revanche, l’écrivain professe peu d’intérêt pour ses contemporains en littérature, préférant cultiver une langue en volontaire décalage. « Je ne suis pas un homme d’école. Je suis plutôt un solitaire. » Une dernière caractéristique qu’il partagerait donc avec son personnage…

La comparaison s’arrête là. À la logorrhée verbale de Thomas s’oppose la parole mesurée, volontiers elliptique, de Vitaliano Trevisan. À sa hargne contre son milieu, répond l’affection de l’auteur pour sa ville natale, où il a lui aussi passé le plus clair de sa vie.

Reste que sa plongée dans une conscience perturbée est l’une des plus ambitieuses tentatives de prise de possession du réel venues récemment d’Italie. Bonne nouvelle : Verdier annonce pour les prochains mois un recueil de récits. À suivre.