Entretien avec Lionel Ruffel
« Cendres » est le premier mot du livre. Il donne son titre au premier chapitre, ainsi qu’à six autres. Le personnage principal, dont le nom, Gordon Koum, rappelle phonétiquement le goudron, découvre sa ville détruite, recouverte de cette matière presque liquide, dans laquelle il s’enfonce et se trouve piégé. Le livre s’ouvre et se déroule en grande partie dans le contact de ces deux matières, ce que dévoile peut-être le néologisme qu’on trouve dans la première page : « la matinée du vendredi s’annonçait brouillasseuse ». Brouillasseuse, comme la contraction du brouillard (la cendre) et de la bouillasse (goudron). Pourrait-on commencer sur cette mise en place entre cendres et goudron ?
Le feu criminel de l’ennemi est passé. La ville a perdu toute forme. L’espace a été métamorphosé et au fil du livre le paysage prend un aspect stagnant, crépusculaire. L’horizon n’est plus reconnaissable. Mais c’est à un paysage immédiat que se réfère Gordon Koum, à quelques mètres carrés qui l’entourent et qui ont perdu leur qualité de matière rassurante. La bombe expérimentale qui a détruit la ville s’est attaquée intimement à la fois aux habitants et aux constructions, fabriquant ainsi une pâte immonde, recouverte d’une couche goudronneuse mais dont on peut supposer qu’en profondeur elle mélange des restes de toute nature. La destruction par le feu ennemi est une altération insupportable de tout. Là-dessus commence le livre. Sur cette dévastation qui est une salissure illimitée, Gordon Koum prend la parole. Les flammes bizarres des bombes n’ont eu aucune noblesse, aucune beauté. Elles laissent derrière elles quelque chose qui ne peut être décrit. Les cendres et le goudron qui sont évoqués ici n’appartiennent pas à la normalité. La cendre pourrait, dans la normalité, avoir une texture douce, rappeler le sable, apporter un apaisement. Mais ici elle est étrangère au connu. On peut peut-être ajouter que, dans le roman, cendres et poussière ouvrent un chemin vers le passé, alors que le goudron est plus nettement associé à l’horreur du présent.
Dès ses premières lignes, et notamment dans le premier chapitre, le livre développe autour des sensations créées par la cendre et le goudron un éventail de descriptions : les différentes nuances de chaleur, de suavité ; les odeurs, la vision limitée ; l’avancée difficile dans les décombres si bien qu’on a des difficultés à se représenter exactement ce qui a eu lieu mais que nous, lecteurs, nous nous sentons réellement projetés dans l’univers perceptif et sensoriel du personnage. Le scénario est pourtant simple. Un homme revient dans sa ville, qui a été entièrement détruite. Il est le dernier survivant. Il a en particulier perdu sa femme et ses trois enfants. Le livre semble alors moins s’intéresser aux circonstances de la destruction (quels belligérants ? pour quelle raison ? à quelle époque ?) qu’aux sensations suivant la destruction. Est-ce le cas ?
Les aigles puent est un livre qui met en scène des personnages littéralement brûlés par l’Histoire. Les allusions à l’ennemi, destructeur, violent, impitoyable, sont fréquentes. Mais il s’agit d’un ennemi dont on ne connaît que les passages dans le ciel, suivis de destructions massives par des bombes et des missiles. Ceux qui sont arrosés de napalm ou de gaz asphyxiants n’ont pas la préoccupation de décrire ou de définir ceux qui les martyrisent. Par tradition, ils les associent aux riches, aux puissants, aux capitalistes. Ils savent aussi qu’ils n’ont aucune chance d’échapper à leur domination, et encore moins de les vaincre au cours d’une révolution qui est devenue pour eux un très lointain mythe. Ils essaient simplement d’échapper à leur feu et de construire pour eux et leurs proches un micro-univers de survie. Leur point de vue sur le monde est limité à ce micro-univers de survie. D’où une priorité faite aux événements immédiats, aux sensations immédiates, à des anecdotes très individualisées, à une humilité revendiquée de sous-hommes.
Le point névralgique, c’est sans aucun doute la douleur causée par la mort de l’être aimé et des enfants. Douleur à laquelle fait suite une forme de délire. Dans cet univers dévasté, apparaissent deux protagonistes étranges : une poupée, plus précisément un golliwog, ce « pantin raciste originaire des temps historiques » et un rouge-gorge, aussi rouge que l’univers est gris-noir. À peine posé, ses pattes s’enfoncent dans le goudron liquide et il se retrouve pris au piège. Pourriez-vous évoquer cette petite et curieuse communauté ?
Le point névralgique est en effet la perte des proches, mais aussi l’inconfort d’être encore vivant. Cet inconfort ne dure pas trop longtemps, puisque Gordon Koum perd assez vite toute force et va vers l’agonie. La honte d’avoir survécu est très présente, elle ne peut être combattue qu’en se trouvant une tâche, une dernière tâche qui après l’échec du déblaiement (Gordon Koum ne réussit pas à exhumer les restes de ses proches) devient celle de l’hommage. On rend hommage aux disparus en parlant à leur place, mais aussi en posant par principe qu’ils peuvent écouter, et donc en leur parlant. Toutefois, prendre la parole est obscène, c’est une sorte de fanfaronnade de vivant en présence des morts, ce que Gordon aimerait éviter, par désespoir. Grâce à ses dons de ventriloque, il place sa parole à l’intérieur de personnages intermédiaires, de diseurs intermédiaires qui ne sont pas vivants et qui, par conséquent, facilitent le discours aux morts. On est aussi, l’allusion y est faite plusieurs fois, à la fois sur une petite scène de théâtre et à l’intérieur d’un tableau (dans lequel la tache de couleur du rouge-gorge et la présence étrange du golliwog deviennent des éléments dérangeants mais nécessaires à la narration picturale).
Par chance, Gordon Koum est ventriloque, ce qui lui permet de « peupler sa solitude ». Le golliwog et le rouge-gorge vont alors se mettre à raconter des histoires. Pourquoi cette réaction face au désastre ? Pourquoi raconter des histoires ? Est-ce pour distraire les morts, comme on peut le lire ? Pour que Gordon Koum dise à ceux qu’il aime qu’il continue à les aimer ?
Vous donnez la réponse en formulant votre question. Pour Gordon Koum, et d’une manière générale pour les personnages de Lutz Bassmann et pour Lutz Bassmann lui-même, parler aux morts a le caractère d’un devoir : évoquer leur mémoire, évidemment, réveiller la mémoire collective à laquelle ils se rattachent, nier leur mort en s’adressant à eux comme s’ils continuaient à avoir une conscience, les apaiser parce qu’ils sont morts dans des circonstances horribles et les distraire pour croire et leur faire croire qu’ils poursuivent leur existence. On est là en face d’une distorsion post-exotique du chamanisme et de la théorie de l’après-décès des bouddhistes. Mais, en premier lieu, hors de toute interprétation théorique, on est en face d’un acte d’amour. Gordon Koum n’a pas vraiment envie de prendre la parole et de raconter des histoires. Il le fait par amour et par un sens amoureux du devoir.
Après une de ces histoires, le rouge-gorge fait remarquer : « Ces histoires n’aboutissent pas ». Et le golliwog observe : « Ce ne sont pas des histoires. Ce sont des moments isolés dans des histoires. Des scènes isolées ». Est-ce cette qualité qui fait le point commun principal de ces histoires ?
Le rouge-gorge exprime ici un avis qui provoque un effet de distance, comme si brusquement, avec le golliwog, il était investi du pouvoir de juger littérairement. C’est une remarque ludique adressée au golliwog, et aussitôt commentée par celui-ci, mais aussi adressée à des lecteurs et à des lectrices extérieurs à l’histoire. Le rappel que nous sommes dans une œuvre de fiction, que cette œuvre se rattache à un ensemble littéraire où sont introduites des formes brèves, spécifiques, exploitées et décrites ailleurs, que Lutz Bassmann et ses camarades nomment des narrats. Pendant la seconde où ce dialogue se déroule, Lutz Bassmann poursuit sa narration, et, en même temps, il l’ancre dans le continuum post-exotique.
Chacune de ces histoires comporte des points communs avec celle de Gordon Koum, notamment la ventriloquie qui revient à plusieurs reprises. Elles semblent alors presque des variations d’un même thème et provoquent ces effets d’inquiétante étrangeté, de reconnaissance et de différence qui étaient déjà récurrents dans Avec les moines-soldats.
Les histoires de Gordon Koum ont des points communs, l’isolement de celui ou celle sur qui le projecteur un instant se dirige, leurs délires, la violence menaçante du monde extérieur, le dénuement généralisé, le chaos social, une tendresse et une empathie entre les personnages, l’humour du désastre et certainement bien d’autres. Les aigles puent est bien un roman, dont le centre est une communauté atomisée de gueux, de sous-hommes, de victimes carbonisées et de loosers : tous concourent à une description romanesque d’un milieu hostile et de la survie dans des conditions extrêmes. Tous se rejoignent dans le même refus dégoûté du monde et dans la persistance d’une pensée de résistance, qui file au long du texte et lui donne une ossature, l’unifie. Or les histoires que raconte Gordon Koum sont encadrées par l’histoire que vit Gordon Koum, par son présent, sa prise de parole au milieu des ruines. Et là, en effet, on voit à l’œuvre une des techniques narratives de Lutz Bassmann : la scène d’introduction, l’arrivée de Gordon Koum sur les ruines, est reprise entièrement à la fin, avec, bien entendu, des variantes qui montrent que du temps a passé. Gordon Koum arrive une nouvelle fois dans la ville pulvérisée, mais cette fois il ne parle plus à un golliwog et à un oiseau, il parle à un reste innommable qui ressemble très vaguement à un homoncule, et il agonise dans un creux de terrain d’où plus rien n’est visible. Déjà il est en train de rejoindre non plus les personnages de ses histoires, mais ses proches tels qu’ils sont sous les décombres.
Ces histoires sont en tout cas organisées en deux grandes séries titrées « À la mémoire de X » et « Pour faire rire Y ». Le livre se termine même par un chapitre intitulé « Pour faire rire tout le monde ». Est-ce que dans ce « tout le monde », le lecteur est compris ? Et vous, Antoine Volodine, avez-vous bien ri à la lecture de ce dernier chapitre ? Plus sérieusement, pourriez-vous nous en dire un peu plus de cet humour que les titres de chapitre appellent ?
« À la mémoire » et « Pour faire rire » sont des textes qui ne présentent pas, je crois, de grandes différences de nature. Il s’agit d’hommages doux-amers à des disparus, dans les deux cas. Toutefois, ceux et celles que Gordon Koum se propose de faire rire sont clairement nommés, et il s’agit toujours soit de sa femme, soit de leurs enfants, soit d’innocents. On aurait du mal à soutenir que les histoires sont plus légères, mais pourtant c’est l’intention de Gordon Koum. Ce sont des histoires situées au-delà du tragique ordinaire. Gordon Koum tient vraiment à faire rire ceux et celles qui l’écoutent. Et c’est pourquoi dans ces narrats il privilégie les figures grotesques et les situations où la sexualité est tournée en ridicule. Le dernier narrat est, quant à lui, destiné à faire rire tout le monde. Il est placé en fin de volume, après la mort de Gordon Koum, et je pense qu’il peut être attribué à Gordon Koum, par effet d’écho, mais qu’il s’agit aussi d’une prise de parole de Lutz Bassmann. On est là, pour finir, au cœur du système humoristique de tous les écrivains post-exotiques : la dévalorisation absolue de tout ce à quoi on croit, de tout ce à quoi on continue à croire envers et contre tous, et, au fond, une dévalorisation absolument fictive. On se moque de soi-même en exagérant la défaite, pour faire croire à l’ennemi qu’on se croit ridicule. Mais en réalité on rit entre complices et on se moque de l’ennemi. Le manifestant solitaire, hué, habillé en clown, considéré par tous comme un déchet, reste inaltérable en profondeur. Il est très fier, c’est sur cette fierté incongrue que se clôt le livre. Je pense que Lutz Bassmann lui aussi est très fier, et, personnellement, je ris avec lui du même rire.
Deux autres chapitres se répondent : « Ici a brûlé Maryama Koum » et « Ici a brûlé Rita Yongfellow », dont on ne sait pas exactement qui les prononce. Ce qui est sûr, c’est qu’ils forment presque une pause dans l’enchaînement des histoires. Cette forme de phrase « Ici a brûlé » est récurrente dans le livre. Est-ce qu’elle suppose une difficulté à dire autrement que par un discours convenu, presque officiel ?
On peut considérer ces deux chapitres, à la structure narrative beaucoup plus proche du poème que de l’anecdote, comme des moments d’indicible tristesse. Maryama Koum et Rita Yongfellow y passent comme deux figures féminines puissantes, stoïques, pleines d’abnégation, vivant leur fin en la méprisant et en se tournant vers la souffrance des autres. Les circonstances de leur mort peuvent être approchées, il est nécessaire même de les accompagner ici, de les accompagner au sens post-exotique, c’est-à-dire de revivre tout avec elles, mais la prose romanesque, du moins pour nous, ne peut étaler cela de manière voyeuriste ou complaisante. C’est une constante chez les écrivains post-exotiques, Manuela Draeger, Volodine, Bassmann ou d’autres, que de s’arrêter quand l’ennemi pourrait prendre plaisir à connaître la souffrance de ses victimes, fût-ce simplement prendre un plaisir littéraire. Il y a une manière particulière de faire, qui est de se taire, de parler d’autre chose ou de recourir à des formes apparemment neutres, comme les listes.
Une fois encore dans ce livre, l’humanité des personnages est altérée. Ils oscillent généralement entre humanité, animalité et modification génétique. Une des figures très belles et très émouvantes dans ce livre est celle d’Ayïsch Omonenko, « homononcule » dont on s’étonne presque qu’il naisse sans ailes. Pouvez-vous parler de ce point commun aux œuvres de Volodine, de Bassmann et de Draeger qui signent des livres dans lesquels l’humanité et l’animalité ne sont jamais sûres ?
Cette oscillation dont vous parlez traverse tous nos livres depuis vingt-cinq ans, depuis Biographie comparée de Jorian Murgrave. Elle s’accompagne d’une incertitude sur le statut organique des narrateurs, des narratrices et plus généralement de ceux et celles qui sont mis en lumière : on hésite à dire s’ils sont encore vivants ou déjà morts, comme c’est le cas de Gordon Koum. Ce statut indécis permet de traverser l’histoire des livres, et le temps historique, sans être suspect d’appartenir au camp des maîtres, ni même d’appartenir aux diverses catégories sociales qui ont la parole. Animalisés, agonisants, golemisés ou transformés en zombies, nos personnages sont avant tout des étrangers et des exclus. Ils constituent une communauté soudée littérairement, mais aussi marquée par la complicité, la camaraderie et le compagnonnage face à l’adversité. Cette adversité est celle du destin en général, mais plus particulièrement celle de la société humaine telle qu’elle est dans la fiction et dans la réalité, la société établie, capitaliste, raciste, guerrière. Le statut de ces personnages semi-humains, mentalement exilés dans un monde qu’ils ne comprennent pas et qui les agresse en permanence, a évolué au fil des livres. Jorian Murgrave et les « non-terrestres » de Rituel du méprisse battaient violemment contre la réalité qui les entourait, il s’agissait de guerriers préservant avec succès leur intégrité, leur espace vital. Mais ensuite les héros et les héroïnes se sont affaiblis. Les narrateurs ont été plus systématiquement emprisonnés et vaincus, les défaites se sont accumulées, l’espérance s’est éteinte. Les non-terrestres sont devenus des sous-hommes et leur ambiguité de semi-animaux et de semi-mortels ne leur a plus servi qu’à raconter des petites histoires à un peuple disparu, comme le fait Gordon Koum en essayant de distraire ses morts.