Le Temps, 30 juin 2012, par Isabelle Rüf
Les chemins de mots, sur lesquels Antoine Volodine aime égarer ses lecteurs, mènent cette fois au cœur d’un monde de ruines
Sous les noms de Manuela Draeger et de Lutz Bassmann, Antoine Volodine propose deux nouveaux livres à l’obscure drôlerie et à la beauté poignante qui enrichissent sa grande épopée de l’échec.
Dans la bibliothèque, Lutz Bassmann et Manuela Draeger se classent à la lettre V, comme Volodine : ces deux écrivains sont la matérialisation d’un collectif dont le représentant face au monde, et le porte-parole, est Antoine Volodine. C’est la démarche la plus singulière et la plus troublante de la littérature d’aujourd’hui, en langue française. Il ne s’agit pas, comme chez Pessoa, d’auteurs à la personnalité marquée, en opposition les uns avec les autres, doués de biographie. Chez Volodine, la notion même d’auteur est niée. Les livres s’écrivent au fond de geôles ou sur des tas de ruines. Ce sont des bribes de mémoires détruites, des restes de discours révolutionnaires d’après l’échec de la subversion. Ils sont peuplés de vieilles chamanes séniles, de prisonniers essorés par les interrogatoires, de non-êtres à la limite du végétal et même de vieux bonzes égarés dans le bardo. Leurs écrits se nomment shaggås, entrevoûtes, et autres formes littéraires inédites.
Parmi ces avatars aux noms fabuleux – Volodine est un grand inventeur de patronymes –, Manuela Draeger et Lutz Bassmann publient pour leur compte. Elle a écrit une dizaine de livres pour adolescents à L’École des loisirs, et Onze Rêves de suie à L’Olivier. Lutz Bassmann a publié trois livres chez Verdier. Il se distingue par un humour aigu, noir, qui n’est pas dépourvu de tendresse, comme celui de Volodine, d’ailleurs. Danse avec Nathan Golshem est d’abord un pèlerinage. Djennifer Goranitzé l’entreprend chaque année pour accomplir son « devoir conjugal ». Elle va danser pour Nathan Golshem, son mari, devant l’espèce de sépulture où est enterré on ne sait trop quoi, « un crâne de chèvre, une cage thoracique de chien, des ailes de mouettes », car Nathan a disparu. Elle brave mille dangers, traverse des zones sinistrées où un programme éradication de la pauvreté a éliminé les pauvres. Arrivée au but, elle reconstruit le mausolée, fabrique une hutte et danse pour Nathan Golshem une danse rituelle, qui renoue les fils d’une très ancienne tendresse, d’une complicité grandie dans l’échec. Cette danse éveille le souvenir de camarades de défaite : Tamarsa Katepelt, Gurbal Bratichko, Dadzo Bahadourian… L’inventivité lexicale s’exerce aussi dans une liste de maladies et, à la fin, une fabuleuse énumération de délits, qui court sur neuf pages, et dont « l’intelligence avec des reptiles mammaliens » est le moindre. L’humour de Lutz Bassmann peut s’y déployer dans tout son faste. À la fin, plus rien ne bouge. « La rigidité cadavérique, pensa-t-il, on en a fait tout un plat. Mais une fois qu’on voit ça de l’intérieur, ça ne correspond pas à grand-chose. »
Manuela Draeger aussi parle depuis un champ de ruines. Son livre obéit à des structures rigides. Deux litanies de noms d’herbes et de simples, composées de sept listes chacune, encadrent la « Shaggå du golem presque éternel ». Le golem est une créature humanoïde, faite d’argile, qu’un mot anime pendant un temps. Celui du récit refuse de le livrer aux rabbins, ce nom qu’il a sous la langue. Lui aussi est un révolté, prêt à payer le prix de sa subversion. L’auteur de ce récit est Sonia Velazquez, l’arrière-petite-fille du rabbin d’un village algérien. Elle en assume l’héritage et se confond avec le golem. Comme les autres femmes qui apparaissent dans la shaggå, elle a subi des viols dans son quartier de haute sécurité, et veut transcender la différence des sexes, abolir la relation sexuelle.
Les trois parties d’Herbes et Golems sont introduites par des exégèses à caractère universitaire, clin d’œil à celles que subit l’œuvre de Volodine, sur laquelle les spécialistes aiment à se pencher. La « Shaggå de la voix et des herbes » est composée de sept listes de plantes imaginaires, récitées par des femmes, « réelles mais déjà mortes », et dont l’énumération présente un caractère hallucinatoire. La « Shaggå de la révolte des humbles simples », éditée par le « Comité de soutien aux ivraies », qui clôt le livre, fait penser aux classifications surréalistes de la Japonaise Sei Shonagon : « Herbes qui restent droites face au vent », « Herbes qui frémissent sous la lune », « Herbes qui exhalent leur parfum avant l’aurore »…
« Sans moi, le mot n’est rien », dit le golem. Ce sont des chemins de mots que tracent Draeger, Bassmann et les autres, des sentiers sur lesquels Volodine joue à égarer ses lecteurs dans ce qu’il nomme le « post-exotisme ». Ils emmènent sur les vestiges d’un rêve égalitaire, au cœur d’un monde flottant où, les identités sont approximatives, floues, aberrantes, confuses. Leur beauté poignante, leur musicalité et leur obscure drôlerie forment un imaginaire mystérieux et fascinant.