Indications, avril 2012, par Vincent Tholomé

Promenade amoureuse du côté des mouettes et des chiens

Joie ! Lutz Bassmann alias Antoine Volodine alias Manuela Draeger est de retour ! Pour une superbe histoire d’amour ! Mais oui : dans le monde ravagé par les guerres, les pogroms, les adeptes de la post-révolution permanente, le capitalisme triomphant, les conflits idéologiques, les faits et méfaits de l’humanitarisme, il y a encore et toujours de la place pour les grands sentiments !

Le livre de Lutz Bassmann pourrait d’ailleurs se lire comme une grande et belle histoire d’amour. Rien d’autre. Vous savez : de celles qui perdurent au-delà des séparations définitives. De celles que perpétuent les survivants quand ils s’assignent un véritable devoir de mémoire, rapportant à l’infini les mêmes faits, les mêmes anecdotes. Le livre de Bassmann est ainsi une invitation à écouter ceux qui survivent. À façonner avec eux quelques gris-gris ou amulettes, voire à lancer l’une ou l’autre imprécation ou mauvais sort !

De quoi conjurer la vie dans ce qu’elle a de plus chien, en somme ! Car le livre de Bassmann fonctionne comme un totem. Un monument de vent bâti, entre langue des morts et langue des récits, pour que persistent encore les disparus. Les dégommés. Les parias sous-humains – les Tamara Katepelt, Nadia Bromm, Milka Liverpool, Ardour Glimstein, pour n’en citer que quelques-uns… pardon aux autres, deux fois oubliés pour le coup ! – que laisse allègrement de côté le grand rouleau compresseur du monde et de l’histoire en marche.

Et comme un totem, Danse avec Nathan Golshem ne s’embarrasse d’aucune fioriture. File droit au but. Enfilant dans l’urgence ses récits et splendides litanies. Ses morceaux de bravoure et sa langue élémentaire. Il suffit de prendre au hasard n’importe quel récit. Celui des Djabayev, par exemple :

À la suite d’un épandage d’aérosol antivermine, la compagne de Dorian Djabayev, Aniya Djabaye perdit la vue, et, quinze jours plus tard, Dorian Djabayev à son tour devint aveugle. On prit l’habitude de les voir errer ensemble dans le quartier tâtonnant à la recherche de déchets consommables et se redressant au milieu des rues démolies pour gesticuler et exiger de l’aide d’une voix furieuse.

Lutz Bassmann ? Facile. II suffit de se laisser bercer. De suivre cette langue. Précise. Méticuleuse. La façon dont elle pose les choses. Simplement. Une à une. La façon dont elle finit toujours pardonner à voir.

Un travail aussi méticuleux et simple que le rituel annuel de Djennifer Goranidzé, l’amoureuse folle de Nathan Golshem. Petit résumé de l’affaire.

Du côté des mouettes et des chiens

La sépulture de Nathan Golshem est du côté des mouettes et des chiens. De l’autre côté de la frontière. Chez les déjà morts. Tous les ans, à la première lune d’automne, il faut des semaines à Djennifer Goranidzé pour rejoindre cette tombe hypothétique. Des jours et des nuits pour réveiller Nathan Golshem et l’inviter à deviser. Blaguer. Amoureusement. L’un contre l’autre. Comme jadis. Dans une hutte brinquebalante, faite de bric et de broc. Vieil abri de débris, sacs plastiques, tôles pourries, bouts de bois. Les récits que se racontent Nathan Golshem et Djennifer Goranidzé, la danse magique de Djennifer Goranidzé, tout cela ne dure que le temps que durent les provisions de pemmican. Quelques jours. Quelques semaines.

Tout cela pourrait durer toujours en fait.

Tant qu’il y aurait quelqu’un pour inventer. Se souvenir ou inventer – c’est la même chose, dans le fond. Appareiller des coques de noix et des élytres d’insectes morts. Le livre de Bassmann, de même que son art, de même que les récits de Djennifer Goranidzé, ne sont rien d’autre que cela : amalgames, inventions. Plaisir d’assembler des débris de souvenirs, des images rêvées, des bribes de discours et récits entendus, infiniment ressassés. Pour susciter la vie et la sublime rêverie.

Bassmann nous livre d’ailleurs ici un superbe plaidoyer pour la force vitale, exaltante, qu’il y a à parler dans la langue des récits. Son éthique, au fond, est hyperlaire : le monde – le monde humain, je veux dire, ou prétendu tel – est une chose qui, depuis longtemps, part en couille. On le sait. Ça nous prend à la gorge tous les matins, cette violence, le simple fait de se lever pour gagner sa vie, le simple fait d’entendre comment va ce monde aux infos de sept heures. Dans les récits, dans les danses de Djennifer Goranidzé, dans l’invention dont elle fait montre pour susciter le corps de Nathan Golshem, il y a pourtant comme une obstination butée. Une envie folle de poursuivre. Prolonger, malgré la perte, ce qu’il y a eu de plus beau. De plus vivant.

Un art poétique

Dans le fond, au-delà ou en deçà des anecdotes qu’ils rapportent, au-delà des passes magiques produites du côté des chiens et des mouettes, les livres d’Antoine Volodine alias Manuela Draeger alias Lutz Bassmann ne parlent de rien d’autre : contre l’absolue déshumanisation à l’œuvre, semble-t-il, un peu partout autour de nous, œuvre les pertes terribles et destructrices, il existe des états d’esprit encore intacts. À préserver coûte que coûte, inviolés. Pas d’autres sens à la magie. Pas d’autres sens à aller voir du côté des pratiques chamaniques des anciens.

Du côté de ces frotti-frottas élémentaires avec le monde.

Tant qu’il y aura des auteurs comme Draeger alias Volodine alias Bassmann et tant qu’il y aura des lecteurs pour jouer avec eux la langue des récits contre la langue des morts, rien ne sera perdu, jeunes gens ! Ça soufflera toujours dru à l’intérieur de nos têtes dures !

Impossible, pour moi, en tant qu’auteur, de ne pas voir là-dedans comme un art poétique. Une façon extrêmement forte, à mille lieues des chromos et du grand-guignol hollywoodien, de poser sa langue sur le monde. Et tout cela, toujours, dans un grand éclat de rire. Car rien de sérieux là-dedans, et la danse de Bassmann, aussi tragique soit-elle, n’oublie pas d’être légère.

Jamais.

Comme, par exemple, ici, à la fin, quand Nathan Golshem se rendort jusqu’à l’année prochaine :

À présent sur la décharge d’ordures poignait la faible grisaille du jour à venir. De là où il se trouvait, allongé sur le dos dans un creux, Nathan Golshem pouvait voir le ciel du petit matin, mais il ne pouvait ni entendre ni contempler la mer.

C’est sans vue sur la mer, pensa-t-il.

Sans vue sur la mer, pensa-t-il. On ne peut pas toujours obtenir la meilleure place.

Du tout grand art, vraiment !

Enfin : je trouve !