La Quinzaine littéraire, 15 février 2012, par Hugo Pradelle

Un roman barbare et envoûtant

Un roman bref et envoûtant qui rassemble les enjeux du grand projet post-exotique, faisant comme trembler des voix face au chaos d’un monde inhumain, et célèbre la grandeur complexe et ironique de la résistance.

Lorsque l’humanité proprement se défait, que les êtres s’effritent, achoppant à leur néant intérieur, leurs voix absconses et leurs remuements désespérés, qu’ils s’effondrent au milieu d’un monde ruiné, dévorés par un régime totalitaire et brutal qui leur dénie l’existence même et les enferme dans une répétition traumatique, ne demeurent que les formes ultimes de la résistance, les voix qui la portent, leur tremblement obstiné. De leur profération désespérée, Bassmann – l’un des « porte-parole » qu’a créés Antoine Volodine1 – fait un roman barbare et envoûtant dans lequel l’existence se rassemble et se disperse selon un mouvement singulier, celui d’un rituel étrange et du rire intérieur qui l’accompagne.

Les romans post-exotiques ordonnent un monde défait où survivent des êtres désemparés, au cœur d’un univers totalitaire qui prend en charge tous les éléments de la barbarie politique moderne, décrivant, au milieu des immondices, les errements de « sous-hommes » en quête de leurs illusions et d’une utopie défaite par la violence et la répression, comme mis à mal en leurs dedans, malodorants et brisés, seuls, s’essayant à croire encore à un idéal révolutionnaire qui ne se réduit qu’à un souvenir de plus en plus vague qu’ils se rabâchent. Ils mettent en scène l’instant pré-apocalyptique, celui qui tremble devant le gouffre, fait bascule, et simule une survie qui paraît presque vaine alors que tout s’effondre un peu plus, que la répression bat son plein et que triomphe un ordre inhumain. Au milieu de ce chaos, des êtres s’essaient à survivre et se cherchent à la fois des souvenirs et des voix, des raisons d’exister, de poursuivre leurs ombres au milieu des ombres du monde.

Ainsi, Djennifer Goranitzé2, « une des reines du dortoir ouest », entreprend, chaque année, à la première lune d’automne, le pèlerinage qui rythme sa vie, celui qui la ramène, à la façon d’un cycle psalmodique, vers la tombe vide (ou plutôt remplie de déchets) de son époux, Nathan Golshem, figure de la résistance qui ne plie pas, assassiné après avoir été torturé par des militaires et abandonné sur une plage déserte et sale. Elle passe la « frontière », traversant « de vastes forêts cendreuses » et « des métropoles fantômes », et se rend en ces lieux enténébrés, sur cette longue concrétion de déchets accumulés, vaguement frottée par une mer grise et terne, pour y entamer une danse qui lui ramènera, revenant des « mondes sombres », le corps « solidifié » de Nathan. Telle une chamane, elle tape le sol du pied, frappe une plaque de tôle, chante, crie, établit une aire, la nettoie, pour y échafauder une sorte de cabane branlante qui les abritera, accomplit un rituel qui les réunira pour quelque temps dans une étrange communion. « […] il faut qu’ils se retrouvent à l’intérieur commun de leurs propres nuits intérieures, il faut qu’ils scellent leurs retrouvailles en entrelaçant leurs voix, il faut qu’ils aillent l’un vers l’autre à tâtons, à travers des murs de mots et des murs d’images. Ensuite ils pourront parler autrement que dans la langue confuse des morts et ils pourront se taire autrement qu’en bougonnant ensemble le silence confus des morts. »

Cependant, par-delà le récit d’un amour, des mots qui le portent, des rites qui l’entourent et le provoquent, de la dimension politique et subversive qui le sous-tend, des décors qui l’accueillent, c’est le mouvement propre des discours, leur disposition confuse, le chaos de leur pérennisation obstinée, qui se joue dans ce récit bref et intense qui rassemble, comme pour souligner une manière de cycle immuable, les questions majeures que l’entreprise post-exotique qu’Antoine Volodine nourrit sans cesse fait se jouer avec une éclatante jouissance triste. Djennifer et Nathan parlent une autre langue, nourrie de leur passé, de sa réinvention perpétuelle, de son jeu au travers d’un temps et d’un espace incommensurables, comme au-delà des corps et de leurs incarnations, débarrassée des contingences, presque abstractive en même temps qu’étrangement concrète. La défaite du monde, des libertés, de l’humanité s’y lit dans l’affirmation d’un partage du temps, des gestes impossibles, des troubles de l’invention. L’amour, dans le creuset de la barbarie, s’apparente à une inversion, un remplacement, ou plutôt, une équivalence. Du vrai et du faux, du présent, du passé et de l’avenir, du masculin et du féminin, de la joie et du malheur.

Les deux héros amoureux se remplacent l’un l’autre, s’attachent à traverser le monde des ombres et à se rejoindre, à exister, différemment certes, mais ensemble, au travers de ce qu’ils se racontent, comme obstinés à se croire être3. Ainsi, « ils échangeaient leurs corps, leurs noms et leurs voix. Et peu à peu renaissaient leurs ombres comme à l’intérieur de souvenirs indissociables, et s’affirmait leur volonté de survivre et de plaisanter tendrement ensemble jusqu’à la fin, de se moquer d’eux-mêmes et de leurs camarades, de rire de l’inconcevable naufrage du monde et du destin catastrophique qui leur était échu, un destin de révoltes matées et d’écrasement des rêves, un sous-destin. » Ils font se partager leur existence du dessous, des marges, niée, impossible, se racontant des épisodes plus ou moins incongrus, se remémorant leurs camarades, les grandes et petites heures de leur résistance obtuse d’hominidés infâmes, allant jusqu’à dresser des listes de défaites, de crimes fictifs ou de maladies qui supportent leurs vies impossibles en les faisant rire, doucement. Bassmann fait le choix d’un « humour noirci » et porte le grotesque et la distance à leur ultime limite, celle du monstrueux le plus glaçant, de l’inhumanité la plus effrayante et la plus sordide, dressant une manière de barrière entre eux et le monde, le passé et le présent, leurs mémoires, la vie et la mort, leurs paroles… Peut-être celle de l’innocence.

 

1. On pourra lire pour plus de détails Le post-exotisme en dix leçons, leçon onze (Gallimard, 1998) dans lequel Bassmann joue un rôle central. Nous signalons la parution en avril prochain de Herbes et Golemsde Manuela Draeger (autre auteur du collectif post-exotique) à L’Olivier.

2. Nous signalons, sans nous y arrêter puisque cet aspect a été largement commenté déjà, la centralité de l’onomastique et de sa composition qui, en particulier depuis Des anges mineurs (Seuil, coll. « Points »), caractérise le travail de Volodine.

3. La dimension chamanique, la réflexion sur les fantômes, leur exorcisme ou leur fréquentation, occupe une place essentielle dans l’œuvre post-exotique. On pensera à Dondog, Bardo or not Bardo (Seuil, coll. « Points ») ou Avec les moines-soldats (Verdier).