Le Magazine littéraire, février 2012, par Jean-Baptiste Harang
Les esprits de Volodine
En 1998, Antoine Volodine publia un manifeste (Le Post-exotisme en dix leçons, leçon onze, éd. Gallimard), où, pour faire rire et inquiéter, pour narguer la postérité et embobiner le chaland, il invente un mode et un monde dit « post-exotique », peuplé d’une ribambelle de citoyens improbables, à demi survivants, qu’il réveille à l’occasion pour écrire sous leur nom, comme ici ce Lutz Bassmann qui ne dormait que d’un oei, après trois livres chez Verdier. On ne dénonce personne : Volodine organisa lui-même en 2010 ce coming out de Polichinelle en publiant simultanément trois ouvrages chez trois éditeurs sous trois signatures différentes, peut-être avec l’idée de ratisser plus large, avec pour résultat l’éparpillement d’un lectorat conquis qui ne demande qu’à rester groupé sous la mitraille.
Après tout, ce qui précède n’a pas la moindre importance : les livres de Lutz Bassmann sont de formidables livres de Volodine, dans la continuité de la langue, de l’ironie et de la brutalité, dans l’avancée du désastre, désastre politique, atomique, fabuleux, là où le comique et le tragique sont les deux faces de la même hébétude, là où le bien et le mal se partagent les mêmes décombres, là où la réalité, le peu qu’il en reste, est un cauchemar résigné, alenti par le lest de l’ankylose. Volodine, appelons-le Volodine, a le génie des noms propres, la plupart venus d’un Orient proche ou extrême, plus ou moins soviétique, saupoudrés de trémas, des noms de victimes, de perdants, des brûlés vifs à petit feu, des morts qui marchent et dont le nom seul est déjà tout un drame. Ici, Nathan Golshem, avec qui le titre du livre nous invite à danser, avoue toute l’imposture du système. Il est mort, bien sûr, comme tout un chacun, il est aussi pour certaines pages le narrateur du livre. Il s’invente une autre identité, Gulbar Bratichko, pour ne pas céder à la torture des vainqueurs : « Maintenant il était inutile de songer à une autre imposture. Il devait continuer à prétendre qu’il gagnait de petites sommes en racontant ses rêves au public et en divertissant les masses avec des chants improvisés, des proses fantastiques, des entrevoûtes, des ritournelles et des épopées venues de nulle part, avec des énumérations incongrues, avec des chapitres inaboutis, des fragments de divagations, des haïkus populaires, des discours insanes, des féeries pour décédés, avec des piécettes animalières et des monologues de sous-hommes. » Onze lignes prêtées par l’auteur à son personnage pour redire en se moquant de soi tout son projet littéraire. Et, pour être cru sur parole, Danse avec Nathan Golshemoffre deux listes somptueuses, celle des 126 maladies qu’on attrape « à force de traîner dans des endroits suspects ou en prison », toutes ne sont pas mortelles, même si on ne souhaite à personne une cruviose palmée, une dravidie du pytore, une chaude-bave ou une cassapiane, une aphtémie verruqueuse ou une mangrimiose des égouttiers. L’autre liste viendra clore le livre dans un éclat de rire comme seules les grandes funérailles peuvent en provoquer : Nathan Golshem, mort et bien mal enterré, avec sa femme Djennifer Gorannitzé, qui vient chaque année danser avec lui sur sa tombe, invente une liste de chefs d’inculpation pour faire enrager ses tortionnaires jusqu’à ce qu’ils le tuent, 225 crimes et délits, de la « Dépose de cadavre devant une sortie de secours » à l’« Utilisation de sacs de couchage pendant un discours officiel », en passant par « Achat de meringues en vue d’un enrichissement personnel », « Contestation de l’existence des alvéoles pulmonaires », « Incitation d’hommes célèbres à l’anonymat », « Tentative d’imitation de violonistes », « Interprétation tendancieuse du mode d’emploi des sèche-cheveux », mais puisque personne n’est là pour rigoler, la liste à la toute fin s’étrangle comme un nœud dans la gorge. Et nous aurions dû commencer par cette fin, car Danse avec Nathan Golshem est une histoire d’amour, celle de la longue marche annuelle de Djennifer vers Nathan, la danse de l’amour obstiné, la mort bercée dans les bras défaits de la survivante, colline de détritus avec vue sur la mer.