Le Magazine littéraire, septembre 2010, par Aliette Armel
« Transformer le monde par un peu de murmure »
Entretien avec Antoine Volodine. Propos recueillis par Aliette Armel.
Depuis vingt-cinq ans, il invente une dimension parallèle où flottent et piaulent tous les spectres du 20e siècle. Son dernier livre s’intitule Écrivains, Volodine s’étant en effet démultiplié pour donner à entendre toutes les voix peuplant ces limbes.
Antoine Volodine est un auteur peu ordinaire. L’homme au visage rigoureux et à l’allure sobre qui accueille l’envoyée du Magazine Littéraire porte ce nom bien sûr, et depuis son entrée en littérature, en 1985. Mais, en 2010, il répond aussi aux questions concernant deux autres auteurs. Trois livres sortent en effet en cette rentrée : Écrivains, d’Antoine Volodine au Seuil, Onze Rêves de suie, de Manuela Draeger à l’Olivier, et Les aigles puent, de Lutz Bassmann chez Verdier. Volodine, Draeger, Bassmann et Elli Kronauer – qui ne publie pas cette année – appartiennent à la même « communauté d’auteurs imaginaires » dont ils sont les porte-parole. Le seul à avoir une existence physique, Volodine, s’exprime ainsi souvent à la première personne du pluriel, et ce nous désigne « les écrivains du post-exotisme ». Ils construisent, livre après livre, une œuvre puisant aux sources de tous les genres littéraires, entre mémoire et réalité, imaginaire et souvenir, dans l’obsession du dévoiement sanguinaire des grandes utopies révolutionnaires. Œuvre dont Antoine Volodine a énoncé les règles en 1998 dans Le Post-Exotisme en dix leçons, leçon onze. Depuis plus de vingt ans, le déploiement de ce dispositif poétique se poursuit avec une étonnante constance. Volodine en a déjà évoqué le stade ultime : un « livre testament » après lequel il pourra se taire. Mais ce livre est encore à venir ! Son public, qui s’est élargi avec le prix Inter reçu par Des anges mineurs en 2000, peut encore s’attendre à partager avec cet écrivain aux multiples voix de belles errances dans un univers « gouverné par l’humour du désastre et des camps », forme hallucinatoire des cauchemars du 20e siècle.
Depuis plus de vingt ans, vous développez avec obstination un projet littéraire profondément cohérent. D’où vient-il ?
Avant même de publier pour la première fois en 1985, j’avais écrit l’anthologie d’une littérature imaginaire, comportant plusieurs nouveaux genres littéraires, dont la Shaggå, le narrat ou le romånce. C’était un projet volontairement polyphonique. Mes premiers livres faisaient intervenir des voix multiples à l’intérieur de la fiction. En 1990, avec Lisbonne, dernière marge, s’est concrétisée l’idée de faire exister dans le monde éditorial une littérature imaginaire avec des voix d’auteurs multiples que je me fixais pour tâche de faire connaître et de commenter. Il s’agissait de poser sur les étagères des bibliothèques une section particulière de littérature, que j’ai ensuite appelée « post-exotique » : une littérature de l’ailleurs, composée par des prisonniers qui échangent des murmures, des fragments de textes et de romans. En 1998, dans Le Post-Exotisme en dix leçons, leçon onze, j’ai affirmé l’existence de cette littérature collective. Le livre est signé par sept auteurs différents. J’y ai développé une explication sur l’origine des voix, le collectif emprisonné, les formes littéraires et l’univers post-exotique. À partir de 1999, j’ai pu faire paraître à l’École des loisirs des textes courts faisant résonner les voix singulières de Manuela Draeger et d’Elli Kronauer. Il y a deux ans, chez Verdier, est apparue une nouvelle voix, celle de Lutz Bassmann.
La publication, cette rentrée, de romans signés par trois de ces auteurs, dont vous acceptez de parler publiquement, marque-t-elle une étape nouvelle ?
Aujourd’hui, tout en publiant en même temps qu’eux, j’assume le rôle de porte-parole de mes camarades, Manuela Draeger, Lutz Bassmann, et aussi Elli Kronauer – même si ce dernier n’écrit plus depuis 2002. II ne s’agit pas de couronner un processus, encore moins de promouvoir un gadget que serait le post-exotisme, mais de marquer, par la publication concomitante de trois textes intenses, l’existence de plusieurs auteurs dont les voix se sont totalement détachées de moi : des personnages de romans qui sont déjà concrètement des écrivains publiés. Ils ont une œuvre qui compte dix livres pour Manuela Draeger, trois pour Lutz Bassmann.
Le texte que vous signez Volodine porte le titre d’Écrivains. Il s’agit de sept portraits de personnages très singuliers. Sont-ils les archétypes des écrivains post-exotiques ?
Ils appartiennent à cette famille de personnages que je mets en scène depuis mon premier livre,Biographie comparée de Jorian Murgrave. Ils éprouvent l’urgence de transformer le monde par un peu de murmure, par du rêve, des protestations en dehors de toute littérature, mais, au bout du compte, cela fait littérature. Ils disent beaucoup plus qu’ils n’écrivent, ce sont des conteurs qui viennent au roman sans intention littéraire, uniquement pour se convaincre eux-mêmes qu’on ne les a pas encore totalement privés de parole. Ils ne sont pas seulement atypiques mais en marge de la vie, emprisonnés, écrasés. Socialement, ils ne sont rien. Ce sont des zombies qui parlent entre la vie et la mort. Ils disent le roman dans la difficulté, la solitude, la folie, depuis une situation qui n’a rien d’une situation de création artistique. Ils fabriquent de façon collective quelque chose qui, par le miracle de la publication, devient du roman. À aucun moment, ils ne prétendent avoir le statut d’écrivains ni ne se posent des questions d’écriture comme elles sont remuées dans le monde littéraire extérieur. Ils sont obsédés par l’urgence de dire, de faire quelque chose qui se cristallise par la parole, qui s’adresse à des semblables. La question du lecteur, de l’auditeur est extrêmement présente chez eux : ils savent qu’on les écoute, ils mènent un dialogue permanent. Même si c’est un dialogue sans réponse.
On a tout de même l’impression d’une mise en abyme très forte !
Cette idée de mise en abyme n’existe absolument pas dans la culture de ces écrivains. La mise en abyme est devenue au fil du temps un artifice mondain, totalement étranger à ces êtres qui sont de formidables écrivains de fait, mais qui ignorent le monde éditorial. Cela dit, vous avez raison, il existe effectivement plusieurs niveaux dans la narration : d’abord un personnage mis en scène, ensuite un narrateur parlant de ce personnage – parfois le narrateur et le personnage se confondent –, puis ceux et celles qui disent collectivement l’histoire et signent Manuela Draeger, Lutz Bassmann, Elli Kronauer ou Antoine Volodine. Mais ces effets d’abyme ne sont pas intentionnels : pour nous, ce n’est pas intéressant.
Votre intérêt ne se situe-t-il pas plutôt dans la description d’un univers qui se précise de livre en livre, au fil des trente-cinq titres publiés par vos quatre auteurs ?
Oui, cette littérature décrit un ailleurs qui est une autre réalité et qui gagne en cohérence de livre en livre, devenant de plus en plus familière au lecteur, avec ses différents niveaux poétiques, ses branches, ses extensions, ses paysages récurrents. Lecteurs et lectrices retrouvent régulièrement les mêmes lois de fonctionnement, les mêmes systèmes logiques et idéologiques, les mêmes espaces. Ils savent reconnaître le Bardo, par exemple les personnages sont presque toujours à l’extrême fin de leur vie, et ils racontent l’histoire depuis leurs dernières secondes d’agonie, ou depuis les minutes suivant leur décès, dans ce monde flottant que les bouddhistes appellent le Bardo et qui est l’espace romanesque, l’espace imaginaire par excellence. En même temps, cet ailleurs n’est pas vraiment fictionnel : il est construit sur l’histoire contemporaine des cent dernières années. La mémoire historique, collective, et la mémoire de l’ailleurs se rejoignent.
Cette histoire du 20e siècle, n’en privilégiez-vous pas certains événements qui écrasent toute possibilité d’existence ? Dans le monde post-exotique, l’univers entier s’est transformé en ghetto, la Shoah est perpétuelle, et la bombe atomique s’est déversée sur toute la planète.
L’univers de mes livres s’est forgé à partir d’une réflexion sur l’apocalypse traversée par les humains durant le 20e siècle, dont ils ne se sont pas sortis et dont je crois à présent qu’ils ne se sortiront jamais. L’échec de la révolution, les génocides, la Shoah, les guerres permanentes, le péril nucléaire, les camps, sont une donnée fondamentale de l’histoire contemporaine. Les écrivains post-exotiques mettent en scène des personnages qui vivent à l’intérieur de la catastrophe et n’ont aucune raison d’imaginer qu’un extérieur existe. C’est de là qu’ils disent leur vie, leur vision du monde. C’est là-dedans que s’enracinent leurs romans, leurs rêves et leur mémoire. Et la prise de parole n’a vraiment pas lieu depuis un au-delà tranquille du naufrage. Depuis toujours, dans le post-exotisme, l’écriture obéit à un principe d’accompagnement intime : accompagner les personnages jusqu’au bout, à l’intérieur de l’action, de l’incendie, du bombardement, du génocide.
Cette manière d’aborder les éléments historiques, de les recomposer à partir d’une mémoire intériorisée, ne conduit-elle pas à des problèmes d’interprétation ? Dans Écrivains, un personnage qui « n’était pas appelé à être écrivain » le devient pour rectifier la vision que sa grand-mère donne du jour de sa naissance.
La proximité avec la réalité historique est ici extrêmement nette. Dans d’autres livres, les faits et lieux évoqués sont maquillés, retransformés par l’imaginaire et les rêves. C’est une pratique du post-exotisme qui souhaite que chaque lecteur se représente l’histoire en faisant appel à sa propre mémoire, et selon sa sensibilité et sa formation. Mais ici le personnage, Nikita Kouriline, se révolte contre un récit de sa grand-mère qui tend à faire disparaître l’horreur des purges staliniennes, des exécutions de masse pendant la Grande Terreur, en 1937 et 1938. Un des lieux d’exécution était effectivement situé au sud de Moscou, à Boutovo. Tous ceux qui sont nommés dans ce texte ont été fusillés le 27 juin 1938. Nikita Kouriline récite lugubrement les noms et les motifs de la condamnation. Rien n’est inventé. C’est le résultat d’une recherche que j’ai faite sur le site russe du Memorial de Boutovo et dont je suis sorti aussi traumatisé que Kouriline. On a là un moment de diction sanglotante, de psalmodie, une évocation chamanique des disparus. Ce qui fait de Kouriline un écrivain, c’est l’urgence de dire, l’exigence intérieure dont il se sent investi : faire revivre par la nomination ceux qui ont disparu. Cette exigence a déjà été illustrée dans d’autres livres. Par exemple, dans Le Post-Exotisme en dix leçons, leçon onze, figure la liste des prisonniers et des morts qui constituent cette communauté d’écrivains imaginaires et auxquels on redonne la vie en signant des livres à leur place, en répétant les textes qu’ils ont murmurés avant leur mort. Le simple fait de les énumérer, de les placer comme personnages dans des fictions, est une manière de leur rendre hommage et de lutter contre la tentation de l’oubli.
Cette littérature a donc, selon vous, une portée politique fortement affirmée ?
Oui, bien sûr. Tous ceux qui prennent la parole dans ces livres, soit en tant que personnages, soit en tant qu’écrivains, appartiennent à un au-delà extrême de la gauche. Et ils sont politiquement très lucides. Ils détestent l’idée de manipulation par la parole, par la propagande. Ils se tiennent volontairement à l’écart, et ils créent des effets de distanciation pour éveiller la vigilance du lecteur, de la lectrice, ou des auditeurs : Attention ne laissez jamais la parole vous envahir au point de perdre votre pouvoir de décision personnel ! Sans cesse est rappelée la nécessité d’une réaction systématique, physique même, à ce qui est véhiculé par la parole, par l’autorité de la parole. La volonté des narrateurs est bien de faire naître du beau, du romanesque, du rêve, et de plonger les gens dans des images, de les entraîner vers l’ailleurs, mais il ne s’agit pas de les manipuler. Derrière toutes les histoires que nous racontons, une pensée politique s’affirme avec une violence certaine. Des certitudes se cristallisent. Une intransigeance. On se situe néanmoins très loin des principes de la littérature engagée, avec ses messages et ses leçons. J’aimerais que les gens soient bouleversés en lisant nos livres. Nous construisons un monde où l’émotion est forte, où aucune indifférence n’est permise en présence des problèmes et des horreurs que nos héros traversent, finalement au nom de l’humanité tout entière. Mais nous ne voulons pas mettre en œuvre des techniques d’écriture qui inférioriseraient nos lecteurs, nos auditeurs et auditrices. Nous évitons d’avoir à leur égard une attitude de maîtres. Détenir la parole, c’est risquer d’être du côté du pouvoir. La grande préoccupation de ceux qui parlent dans nos livres, c’est de ne pas se situer du côté des maîtres, mais de se tenir près de ceux qui se battent contre les maîtres, ou qui sont écrasés par eux : c’est pourquoi nos héros se diminuent en permanence. Ils préfèrent la position du vaincu ou de l’humilié à celle d’un possible offenseur.
N’y a-t-il pas une contradiction entre le fait que vous revendiquez un univers où il n’y a ni bien ni mal, ni catégories dichotomiques, et cette opposition très forte entre les deux camps de ce même univers (les maîtres d’un côté, les opprimés de l’autre), sans passerelle possible entre les deux ?
Il y a l’ennemi et nous. Les auteurs des romans post-exotiques sont des prisonniers, exclus du monde réel, enfermés à perpétuité dans des cellules, à l’isolement. Le reste représente un extérieur hostile. Leur imaginaire reflète cette donnée originelle. En dehors des murs de la prison, tout leur devient peu à peu étranger. On ne comprend plus le monde extérieur, et depuis l’intérieur on rumine, on refabrique un monde à partir de sa mémoire, on vit à l’intérieur de ses rêves et de ses fictions qui font le contenu de tous ces livres, quel que soit leur signataire. Dans un tel système de références, il est naturel que des contradictions se fassent jour. Mais toujours subsiste la différence entre victimes et bourreaux.
Certains personnages ne tentent-ils pas de s’échapper ? Dans les Onze rêves de suie de Manuela Draeger, la crémière et son mari n’entraînent-ils pas le petit garçon dans une dimension parallèle, par une sortie dérobée, à l’arrière de la boutique ?
Ils entrent dans un couloir obscur pour échapper à la destruction, aux gaz répandus dans la ville par des bombes spéciales, stationnaires et goudronneuses. Mais c’est un passage vers la mort. Les deux commerçants et l’enfant, Imayo Özbeg, franchissent un sas et entrent dans le Bardo. Ils font alors ce qu’on retrouve dans beaucoup d’autres livres post-exotiques : une marche sur la suie, les cendres, dans un espace où il n’y a plus ni air, ni vent, ni couleurs. C’est une marche onirique sans repères, vers l’extinction, un parcours de l’après-décès où la conscience continue à exister et où il est possible de réinventer le monde. Ces trois personnages ont quitté un réel atroce en choisissant eux-mêmes le chemin de leur mort.
Vous venez de citer le nom d’un de vos personnages, Imayo Özbeg, à la consonance très particulière. D’autres noms ont des résonances historiques ou culturelles. Comment les choisissez-vous ?
Le jeu sur les noms, c’est aussi le plaisir de créer des figures et, derrière ces figures, d’entrevoir des destins liés, ne serait-ce que par la phonétique, à des cultures, à des mondes. Beaucoup des noms ainsi forgés ne correspondent à aucune ethnie particulière, mais certains – en particulier depuis Des anges mineurs – renvoient à un monde turco-mongol, au Tibet. Ces points d’ancrage géographiques et historiques produisent un effet de réel sur l’ensemble de la construction. Il ne s’agit pas du tout pour moi, pour nous, de fabriquer un monde artificiel, avec son histoire, la mémoire de son histoire, sa géographie particulière et détaillée, comme cela existe dans la science-fiction. À travers l’exercice de l’imaginaire, nous essayons de renvoyer celui qui écoute ou lit à sa propre mémoire, personnelle et collective. L’étrangeté de certains noms peut susciter des effets de mémoire.
Quel effet tentez-vous de susciter avec ces listes de noms qui rythment vos livres, comme dans Les aigles puent de Lutz Bassmann : le personnage, Gordon Koum, énumère une trentaine de noms face aux ruines en les faisant précéder d’une invocation identique « Ici a brûlé » ?
Ces noms ont été forgés pour avoir une existence, pour être beaux, pour provoquer une émotion, une sympathie. Mais le nom en lui-même ne compte pas, et la liste n’est pas une simple page d’annuaire. Par sa présence, elle rappelle forcément quelque chose au lecteur : elle renvoie à du réel en évoquant les listes qui figurent sur les monuments aux morts, les mémoriaux, les monuments du souvenir… Elle a une fonction onirique, poétique, mais aussi celle de poser une passerelle vers le réel. La liste des victimes est ainsi une construction sensible qui joue sur plusieurs niveaux : celui de la fiction en cours, celui de la mémoire de ceux qui disent la fiction, celui de la mémoire et de la sensibilité de ceux et de celles qui entendent la fiction.
C’est tout de même assez complexe…
Je suis toujours troublé lorsqu’on parle de complexité : l’essentiel de mon travail, de notre travail, s’accomplit en dehors des règles. Nous fabriquons un édifice, mais nous n’avons pas de règles et, du point de vue théorique, nous sommes de très mauvais architectes. La véritable complexité nous est étrangère. Dans les trois livres qui paraissent en septembre, on chercherait en vain les lignes d’une construction abstraite et mathématique. Il y a là-dedans uniquement des éléments qui se combinent en utilisant les mécanismes de la sensibilité et de l’inconscient. Dans le travail d’écriture, ces éléments sont pris en compte de manière intuitive. L’intuition, c’est complexe, admettons, mais surtout c’est vivant, et ça permet de l’inattendu. En tout cas, je ne me pose pas de questions théoriques en travaillant. Sinon, je crois que la construction s’effondrerait !
Vos récits mettent souvent en jeu des images. « Au début, du moins dans notre monde post-exotique […] il n’y a pas de verbe […] il y a l’image d’un lieu et d’une situation, et seule l’image compte. […] Elle se suffit à elle-même et elle pourrait nous suffire. La voix vient en plus, elle vient après. » C’est un des personnages d’Écrivains, Maria Trois-Cent-Treize, qui s’exprime ainsi. Elle expose une théorie de l’image, à l’appui de laquelle elle cite une liste de scènes cinématographiques. Quelle relation entretenez-vous avec ces films ?
L’image est le fondement de tout. Nous souhaitons raconter des histoires qui soient avant tout des suites d’images, et nous utilisons tous les moyens qu’offre la littérature pour réussir cela. La « leçon » que Marie Trois-Cent-Treize délivre depuis sa mort, sur la voix et la naissance de l’image, est une sorte de délire pseudo-philosophique qui dessine une poétique de la théorie, sans se donner le souci du sérieux universitaire. Les films qu’elle cite renvoient à des films réels. J’ai été tenté d’inventer des références et des réalisateurs, mais il m’a semblé plus efficace de renvoyer directement à du connu. Il y a là des scènes fondatrices, découvertes, pour certaines, au temps de mon enfance – comme le jeu d’échecs avec la mort dans Le Septième Sceau de Bergman. Maria Trois-Cent-Treize nomme également Béla Tarr, dont j’ai découvert les films plus récemment. Quant à Tarkovski – avec Stalker, Le Miroir –, ses films créent depuis longtemps des échos dans la littérature post-exotique.
La peinture est également très présente, avec des images tirées de tableaux, des noms de peintres : celui de Breughel revient par exemple à plusieurs reprises.
J’utilise certains noms de peintres, mais aussi de musiciens (Clementi ou Korsakov, Khatchatourian, Ligeti), parce que je les trouve formidablement évocateurs. Pendant les années 1990, j’ai appelé plusieurs personnages Breughel : c’était un procédé dont je n’arrivais pas à me défaire. Lorsque les personnages sont peintres et que je décris leurs tableaux, il s’agit d’œuvres imaginaires. C’est plus simple. Ainsi, dans Les aigles puent de Lutz Bassmann, pour décrire le paysage de noirceur absolu dans lequel se trouve Gordon Koum, le narrateur fait allusion aux tableaux imaginaires de Malika Douradachvili, une artiste qui peint toujours le noir avec une petite tache de couleur.
Depuis le début de cet entretien, nous tirons des exemples de livres signés tour à tour Manuela Draeger, Antoine Volodine, Lutz Bassmann. Comment articulez-vous le commun de cette expression post-exotique avec la différenciation des voix ?
On est en présence d’une création collective. Tout est élaboré à partir de fragments répétés en commun, que chaque signature se réapproprie sans qu’il y ait de problème de propriété, de copie ou de plagiat. À l’origine, il y a une fiction qui met en scène des voix multiples, et cette fiction produit d’autres fictions. La signature finale correspond à une sensibilité, à des humeurs, à des singularités, mais en même temps chacun de ces écrivains post-exotiques – dont Volodine – utilise et façonne des éléments déjà modelés par d’autres.
Mais un roman de Bassmann ne pourrait pas être pris pour un livre de Volodine, et une fiction de Draeger ne pourrait être confondue avec un livre de Kronauer. C’est cela votre objectif ?
Tout à fait. En ce qui concerne Elli Kronauer, c’est extrêmement net. Tout ce qui est pour l’instant connu de lui est lié à une inspiration russe : il s’agit pour lui de reprendre des épopées chantées par les bardes – appelées bylines – et recueillies par des ethnologues au 19e siècle. Elli Kronauer en a fait des bylines post-exotiques, des objets enracinés dans une tradition, dont il a ôté le nationalisme et la religiosité pour mettre au premier plan la beauté et la magie. Ce ne sont plus des chants guerriers : ce qui a supposé des choix, une métamorphose du matériau originel. Ça ne peut être signé qu’Elli Kronauer.
Pourquoi Manuela Draeger change-t-elle d’éditeur, passant de L’École des loisirs aux Éditions de l’Olivier ?
Depuis dix ans, Manuela Draeger publie des récits où se retrouvent tous les thèmes qui nous sont familiers, mais exposés sans violence ni noirceur : il s’agissait d’être lu par des adolescents, ce qui a entraîné une autocensure dans le langage et dans la représentation de la brutalité. Leur caractère onirique peut conduire à des interrogations de la part des petits qui lisent ces livres, mais pas à des peurs. À des réflexions sur les relations entre les personnages, sur l’identité, y compris l’identité sexuelle, mais pas à de la mélancolie. Il y a dans ces petits volumes une désinvolture par rapport à la réalité qui est caractéristique de Manuela Draeger, et une sensibilité féminine évidente, même si le narrateur est un petit garçon du nom de Bobby Potemkine. Onze Rêves de suie représente une rupture : c’est un livre très noir, dont l’univers onirique joue avec l’angoisse et plonge ses racines dans l’histoire humaine récente. Il libère la palette d’invention de langue de Manuela Draeger. Il est donc publié chez un éditeur pour adultes. On y retrouve l’univers d’écriture particulier à Manuela Draeger, cette désinvolture, ce refus d’une explication face au fantastique, une attirance pour le conte. Certains chapitres reprennent des contes de la Mémé Holgolde mettant en scène une éléphante immortelle qui donne des leçons de bolchevisme, de pensée marxiste, alors qu’elle traverse un univers où s’éteignent l’humanité, les valeurs idéologiques, l’idée même de révolution et de parti. Cette extinction est présentée de façon féerique. Certaines techniques narratives de Manuela Draeger – par exemple celle qui consiste à raconter une histoire en reprenant le paragraphe précédent et en l’étoffant – sont également utilisées par Lutz Bassmann. Il n’y a pas de compétition entre nous. Le plagiat est autorisé, encouragé au contraire.
Lutz Bassmann est le dernier de ces auteurs à avoir été publié ? Pourquoi ce retard ?
Lutz Bassmann appartenait à la collectivité de sept auteurs signant, sur la page de garde, Le Post-Exotisme en dix leçons, leçon onze. À ce moment de mon existence éditoriale, il était impossible d’en demander plus à Gallimard, qui a, je dois le dire, magnifiquement joué le jeu, en acceptant par exemple, dans Vue sur l’ossuaire, trois pages de titres successives, annonçant comme auteurs Antoine Volodine, puis Maria Samarkande et Jean Vlassenko. Mais jusque-là mes personnages n’avaient pas un statut éditorial d’écrivains à part entière, d’écrivains autonomes, qu’ils ont à présent. Lutz Bassmann est apparu en tant qu’auteur autonome avec les Haïkus de prison et Avec les moines-soldats. Je n’aurais pu signer ces livres. La narration s’y déroule de façon trop rude : elle aurait été travaillée d’une autre manière si Avec les moines-soldats avait dû être signé Volodine. Ce refus d’aller vers la douceur est caractéristique de Bassmann. Dans Les aigles puent, on retrouve cette âpreté face à la violence. Et aussi des techniques narratives que Bassmann affectionne : des répétitions de scènes qui fonctionnent comme des entrevoûtes, qui se complètent en racontant la même chose, mais avec des variantes, ce qui provoque chez le lecteur ou la lectrice un certain trouble, un effet de « déjà-vu ».
Lorsque Lutz Bassmann est apparu chez Verdier, il y a deux ans, vous avez refusé de parler pour lui. Que craigniez-vous ? D’être accusé de supercherie littéraire ?
Il y aurait supercherie si j’essayais de faire croire que Lutz Bassmann, Manuela Draeger, Elli Kronauer étaient des individus authentiques. Ils sont sortis de la fiction pour exister littérairement, mais pas pour mener dans le monde réel une existence semi-publique et mystérieuse. Je ne laisse planer ici aucune ambiguïté. Derrière tous les livres signés Volodine, Manuela Draeger, Lutz Bassmann, Elli Kronauer, il y a une seule personne physique, celle qui vous parle en ce moment. Ensuite, il y a une construction poétique, qui met en scène des auteurs différents et indépendants. L’idéal serait que les textes existent par eux-mêmes, sans cette personnalisation qui souvent conduit l’auteur à s’exprimer en dehors des livres, pour expliquer, faire de la promotion et de la paraphrase. Lorsque sont sortis les premiers livres de Lutz Bassmann, la voix de l’auteur n’a pas été entendue, c’était un choix. En revanche, des équipes militantes ont développé un travail formidable, des interventions autour des livres, avec des collages, des créations amies sur Internet, des microspectacles de rue. Nous avons vu les limites de ces méthodes. J’assume donc aujourd’hui mon rôle de porte-parole, ce qui est une méthode plus habituelle. Mais qui pour moi repose le problème du statut mondain de l’écrivain. L’écrivain volodinien, tel qu’il est décrit dans Écrivains, n’est pas un spécialiste de l’apparition médiatique. C’est plutôt un pauvre type, qui crée dans les ténèbres, en marge de la société, pas du tout un surhomme, mais un sous-homme, et il contredit totalement l’image de l’écrivain contemporain, à l’aise devant les micros et beau parleur. Écrivain contemporain qui, remarquez bien, n’est nullement pour moi une cible : Écrivains n’est pas un pamphlet. L’ennemi est ailleurs !