Le Matricule des anges, mars 2012, par Benoît Legemble
Après le monde
Sur l’air occulte d’une fugue de mort, les amants déclassés de Lutz Bassmann jouent leur survie par le rite et la transe.
On saura peu de chose de l’ennemi, ici. Il est à l’image de l’auteur, ainsi que Flaubert l’entendait : présent partout mais visible nulle part. Comme si l’œuvre trouvait sa légitimité dans la pure connaissance des gouffres. Le projet post-exotique, initié par Antoine Volodine autour d’une constellation d’hétéronymes parmi lesquels Lutz Bassmann, semble ainsi se désolidariser du rapport de causalité. Dans une humanité minée par le totalitarisme et la famine, l’Organisation oppose un contre-pouvoir au régime en place. Elle est la faction armée à laquelle appartient Nathan, celle pour qui il sacrifiera sa vie aux côtés d’autres moines-soldats. Pour donner à repenser le cataclysme, Bassmann se soustrait au récit traditionnel. Si la destruction comme le chaos ont bien eu lieu, seules les conséquences impactent le fil de la narration. Les reines du dortoir, figures grotesques de féminité au titre artificiel, sont ainsi changées en clochardes tout à la fois célestes et monstrueuses. Et cette lente et inexorable décomposition ne fait sens que parce qu’il rend inepte l’analyse sociale, au profit d’une peinture biologique grimaçante. La narration suit donc les spasmes de personnages enlisés dans la matière et dans leur mémoire. Il y a bien eu une époque avant la catastrophe, mais c’était celui d’une débâcle familiale. L’antépénultième épisode annonciateur d’un trauma universel. Restent quelques signes à déchiffrer, ça et là, mais la possibilité même d’accéder aux souvenirs paraît impossible.
La danse de Djennifer pour Nathan apportera une forme de réponse. Une ultime tentative de conjuration par la transe qui s’inscrit telle une variation mortifère à la tradition antique de l’épithalame. Les amants sont ainsi des figures du tombeau. Ils errent entre la vie et la mort parmi les déchets et les chiens affamés. Avec ce livre resurgissent certains des grands thèmes de l’au-delà et du Bardo, si cher à Volodine. Un cycle qui trouverait son essence poétique et métaphysique par le passage. Car Nathan demeure ce mort perpétuellement en sursis, qui n’a de cesse de parler à sa reine déchue. Il est, par son nom même, l’annonciateur et l’inachevé. Il est ce golem affligé des deux premières lettres de la catastrophe. Celui que l’amante s’échine à solidifier, depuis la hutte qu’elle bâtit chaque saison afin de se rapprocher du défunt, au gré des rituels chamaniques et autres transes vaines. Pour remodeler, éternellement, les débris d’une intimité rendue friable sous le joug de la déflagration historique. Pour lui, elle « ferme les yeux pour ne recevoir de la nuit que sa propre nuit intérieure ». Pour elle, il raconte son histoire « dans la langue des récits et pas la langue des morts ». C’est le monde qu’ils regardent qui s’en trouvera aboli. La cosmogonie érigée par les amants préfère ignorer ce qui ne relève pas de leurs croyances obscures. » La lointaine présence des étoiles ne la dérangeait pas, elle donnait au contraire la bonne mesure des gouffres qu’il fallait franchir avant que les corps des morts aient une chance de se réunir. La lune, en revanche, intervenait de façon parasite dans la magie. »
Puissance lumineuse, la lune se meut chez Bassmann en une sorte d’écran opaque, hermétique aux incantations de Djennifer. Elle devient cet agent diluant qui brouille la mémoire et annihile non plus l’excavation, mais la possibilité d’un espace intermédiaire où les amants peuvent se retrouver. Il leur faudra une nuit noire. Un parchemin débarrassé de toute forme de vie, évacué des dernières figures poétiques qui pourraient témoigner de la grotesque pantomime des amants maudits. Un spectacle qui se joue dans le style de Bassmann, à la fois âpre et sec mais aussi plein d’humour. On pensera à la monstrueuse prophétesse Milka Liverpool, ainsi qu’aux nombreuses libertés référentielles prises avec les grands textes spirituels. Une dimension polymorphe qui fera de cette Danse avec Nathan Golsheml’une des clés de voûtes du grand projet post-exotique.