Le Nouvel Observateur, 19 août 2010, par Grégoire Leménager
Rencontres avec un ovni littéraire : Volodine, la preuve par trois
Depuis vingt‑cinq ans, cet auteur raconte sous différents pseudonymes un cauchemar futuriste qu’il appelle « post‑exotique ». À la rentrée, il publie trois romans sous trois noms distincts. Nous avons rencontré chacun de ses avatars.
Antoine Volodine : « Je ne suis pas un cas psychiatrique ! »
Écrivains présente des auteurs « post‑exotiques » imaginaires. D’où vient ce besoin de vous inventer des doubles ?
Antoine Volodine : Je ne crois pas être un cas psychiatrique ! Il s’agit de faire naître des voix multiples d’une même expérience. Ce que je cherche, c’est démolir l’idée romantique de l’écrivain dominateur, maître du monde ; c’est une figure de l’écrivain qui me met mal à l’aise. L’obscurité me met plus à l’aise que la lumière des projecteurs.
Vos personnages sont des « écrivains maudits »…
Je mets en scène une communauté d’écrivains emprisonnés qui n’ont pas de contact avec l’extérieur, sinon fantasmatique. Ils s’adressent à des morts, à des insectes ou à un public qu’ils s’inventent. Leur geste de création apparaît vain, mais ils sont poussés par une urgence à dire plutôt qu’à écrire d’ailleurs : la plupart de ces « écrivains » sont analphabètes. Ou quasi analphabètes. On le voit avec celui qui est torturé par des fous dans une clinique psychiatrique : dans son récit, un enfant de cinq ou six ans qui vient d’apprendre à écrire est illuminé par la nécessité de raconter une histoire.
C’est sa « séance primale de création littéraire ». Et la vôtre ?
En fait, c’est autobiographique. Ce texte d’enfant intitulé « Comancer » a été conservé, avec ses fautes d’orthographe. On est ici à 200 000 années-lumière de l’autofiction, mais des éléments d’autobiographie sont là. C’est aussi le cas avec les listes de néologismes que rédige un personnage : ce travail obscur n’a jamais été publié, mais j’ai fait ça, oui.
Il y a un humour très spécifique chez vous…
J’appelle ça l’humour du désastre. Ou l’humour des camps. Ceux qui parlent disent souvent qu’ils sont des Untermenschen, des sous‑hommes. Ce statut inférieur leur permet d’être un peu goguenards par rapport à ceux qui les écrasent. Ce n’est pas un humour punk, un humour du no future. C’est l’humour juif : quoi qu’on fasse, on va finir mal, rien n’est possible. C’est un humour qui voit l’avenir comme un désastre absolu mais qui n’empêche pas de continuer à agir.
Lutz Bassmann : « L’extinction de l’humanité est plausible »
Quelle est cette « communauté d’écrivains imaginaires » à laquelle vous appartenez ?
Lutz Bassmann : Nous sommes emprisonnés pour des raisons politiques, à perpétuité, pour avoir très violemment contesté le pouvoir mondial en place. Nous vivons à l’isolement avec la possibilité de communiquer en tapant sur des canalisations, en criant, en chuchotant, en sanglotant. Notre travail littéraire consiste à répéter des choses que nous avons déjà dites, ou que d’autres détenus nous ont transmises. Celui ou celle qui a fabriqué un livre le signe. Mais il porte une voix collective, d’où les recoupements entre nos écrits. Cela dit, nous ne sommes pas de la même génération. D’après les quelques indications données, la prison m’a accueilli en 1990 alors que Manuela Draeger y est arrivée onze ans plus tard.
Qu’est‑ce qui distingue vos livres de ceux de Volodine ?
Peut‑être suis‑je plus abrupt, plus dur. Il y a plus de violence chez moi. On peut parfois voir chez Volodine la recherche de la belle page, mais pas dans mes livres ! Par ailleurs, la première scène des « Aigles puent » est reproduite à la fin. Le personnage va mourir irradié dans une ville détruite : c’est la même chose, mais décrite autrement. Voilà une technique qui m’est propre, je crois, pour éveiller chez le lecteur quelque chose de familier dans un univers qui lui est – heureusement – étranger.
Qui sont les responsables de l’apocalypse dans votre roman ?
On peut coller des étiquettes : l’impérialisme, l’ennemi fasciste, les capitalistes… Dans tous les cas, on est sous les bombes et on ne comprend pas. On ne sait pas qui est l’ennemi. C’est cette vision‑là que je voulais maintenir. Évidemment, j’ai en tête des images de la réalité contemporaine. Par exemple des villageois afghans pour qui la guerre est là depuis des décennies : ils vivotent, font la noce de la cousine. Et puis, d’un coup, trente morts sous un bombardement dit allié… Quand il y a dans mon livre des énumérations de gens qui ont brûlé, c’est de la fiction, mais ça fait écho à la Shoah comme aux guerres actuelles.
Qu’est‑ce qui aujourd’hui peut nous mener au désastre ?
L’hypothèse de l’extinction de l’humanité est plausible. Savoir quand et comment, c’est un autre domaine. Mais tout peut arriver. Nous avons vécu la guerre froide dans l’idée de l’apocalypse nucléaire imminente. En URSS, je me souviens de la peur des Soviétiques face aux Chinois, et de leur discours sur les frappes nucléaires préventives. Tchernobyl a également marqué les esprits : la région est aujourd’hui invivable. On peut imaginer ça ailleurs. Enfin, cette hypothèse nous intéresse aussi au niveau littéraire : situer des personnages dans des déserts humains, ça remet en place ce qui est profond, essentiel, primitif. Tout le vernis de la civilisation disparaît. Reste l’humain.
Manuela Draeger : « Ceci n’est pas un gag »
Onze rêves de suie met en scène un univers onirique. Que signifie ce brouillage des catégories habituelles ?
Manuela Draeger : Dans Le Post‑exotisme en dix leçons, leçon onze, Lutz Bassmann notait que mes personnages se séparent de l’humain. Je serais plus nuancée… Dans les livres que j’ai publiés depuis dix ans à l’École des Loisirs, les personnages sont un chien bizarre, une mouche ou un crabe laineux, mais un jeune lecteur peut toujours s’identifier à eux. C’est aussi le cas ici. De jeunes adultes qui ont tenté une action révolutionnaire sont bloqués dans un incendie. Ils évoquent leur enfance sous forme de rêves. On bascule alors dans le merveilleux, ils se transforment en cormorans étranges. La plupart des personnages sont pourtant clairement humains.
Fallait‑il être une femme pour écrire ce livre ?
D’abord, il y a une majorité de personnages féminins. C’est souvent le cas dans le post‑exotisme, on le voit chez Volodine : mettre les femmes à égalité avec les hommes est une dimension de notre lutte révolutionnaire. Mais la revendication d’une écriture féminine ne fait pas partie de nos catégories. Cela dit, je porte un intérêt particulier à un merveilleux lié à l’enfance, j’ai mis au premier plan une compassion active entre les personnages, et je crois l’avoir fait de façon plus sensuelle, plus sentimentale, donc plus féminine que ce que fait Lutz Bassmann par exemple.
Dans un texte que vous cosignez avec Volodine et Bassmann, vous dites avoir l’objectif de « rafler » tous les prix…
Publier nos livres simultanément n’est pas du tout conçu comme un truc publicitaire, un gag ou un happening. C’est une étape pour affirmer une bonne fois que plusieurs auteurs post‑exotiques coexistent, et s’entendent bien. Il ne s’agit pas de faire un coup. C’est assez inhabituel dans le paysage éditorial, mais ce n’est pas n’importe quoi. C’est une affirmation nécessaire. On ne peut pas cloisonner indéfiniment nos existences, puisque nous sommes liés. Quant à rafler les prix littéraires, c’est une boutade… Même si nous serions très heureux que ça arrive !
Et il n’y aura pas de jaloux si un seul est récompensé…
Nous avons une longue pratique du collectif.