L’Humanité, 3 mai 2012, par Alain Nicolas
Volodine et les vaincus qui chantent
Dans un monde de cauchemar où les révolutionnaires ont été écrasés, une littérature est née, au fil des siècles dans les camps, les refuges clandestins. Place à ses auteurs.
Toutes les douze ou treize lunes, Djennifer Goranidzé entreprend un voyage vers la tombe de son mari, Nathan Golshem. C’est le début de l’automne. On ne sait pas vraiment si elle s’évade, si on la laisse partir. Victime ou complice, « reine du dortoir ouest » ou prostituée, peut-être pire, le statut de Djennifer Goranidzé est incertain, comme celui de tous les êtres qui peuplent ce roman, signé Lutz Bassmann, un des auteurs dont Antoine Volodine s’est institué le « porte-parole ».
Dans ce monde qui a un moment été désigné comme « post-exotique », monde « d’après », en tout cas, monde qui a suivi une guerre perdue des voix se sont élevées, prenant en charge le long ressassement des récits des vaincus, confidences à des codétenus, aveux lors d’interrogatoires, chansons de geste, légende.
Transmission d’une parole échappée
Au fil des siècles, une vaste mythologie de la révolution écrasée s’est sédimentée selon des formes spécifiques dont Volodine se fait le collecteur, le codificateur, si le lecteur accepte la fiction qu’il n’en est pas l’auteur. Ce sont des « romances », « narrats », « shaggas », « entrevoûtes », transmettant une parole échappée à l’oubli, à la mort.
C’est ce que cherche Djennifer Goranidzé, qui a rejoint ce qui tient lieu de tombe à Nathan Golshem, un espace marqué par des « sympathisants » près de la décharge publique où les militaires jettent les corps de leurs prisonniers quand ils sont devenus inutiles. Elle frappe le sol, danse, jusqu’à s’en déchirer les pieds et le visage, pour faire revenir son mari. Il l’entend, réapparaît, ils se retrouvent un moment sous une hutte, rapprochent leurs corps, mêlent leurs voix. Des récits naissent, ou renaissent de cette union, de l’étonnante joie, du rire de cette union.
Des retournements de situations
Ainsi se tisse la toile des histoires, celles des vaincus de toutes les guerres : « Nous avons perdu la guerre des souterrains, nous avons perdu la guerre de la boue, nous avons perdu la guerre du Kanal, nous avons perdu la guerre contre les riches, […] nous avons perdu la guerre contre la dégradation inéluctable de la révolution », lance, en une litanie de deux pages, Djennifer, avant que Nathan ne lui réponde en un rire par « un retournement de la situation est proche ». D’autres retournements attendent le lecteur.
De la grande dérision de la défaite restent ainsi des histoires de missions héroïques, de consignes, de sacrifices et de bravades, de vantardises et d’aveux inventés, en une série où parfois la proximité de forme tient lieu de loi d’enchaînement, comme dans le cadavre exquis composé par Nathan dans sa première réminiscence.
Antoine Volodine, avec la radicalité et l’obstination qu’on lui connaît, continue de peupler, d’introduire de la diversité et de l’inattendu dans le monde qu’il a créé, qui ne se réduit pas aux échos répétitifs et désolés de la défaite. Danse avec Nathan Golshem constitue un extraordinaire romancero imaginaire des combats d’hier, bien réels ou recomposés par la force du chant, et une introduction, glaçante ou ironique, à la littérature de ceux qui viendront.