Livres hebdo, 16 décembre 2011, par V. R.

J’irai danser sur vos tombes

Danser sur la tombe de combattants défaits pour les faire revenir d’entre les morts, la nouvelle fiction du désastre de Lutz Bassmann-Volodine.

Parmi les membres du « post-exotisme », aux côtés de Manuela Draeger et Elli Kronauer, Lutz Bassmann est une voix brutale, une voix qui « se confronte plus rudement à la violence du monde », décrivait Antoine Volodine, le « porte-parole » de cette communauté imaginaire d’écrivains prisonniers politiques, dans un entretien accordé à Livres hebdo en 2008, lors de la parution simultanée chez Verdier de Haïkus de prison et Avec les moines-soldats. Après Les aigles puent en 2010, on le vérifie avec un quatrième titre, Danse avec Nathan Golshem : l’horreur d’hier est pour aujourd’hui et pour demain aussi. Combattants de l’Organisation, anciens du ghetto, salles d’interrogatoire, camp de rééducation…, pas de doute on est bien dans le monde désastreux de Lutz Bassmann, écrivain-personnage de la vaste fiction construite par Antoine Volodine depuis plus de vingt-cinq ans et apparu dans Le post-exotisme en dix leçons, leçon onze (Gallimard, 1998).

Djennifer Goranitzé va chaque année danser sur la tombe de son mari Nathan Golshem. Il lui faut marcher pendant deux mois pour atteindre le lieu désolé, à l’écart de tout, une décharge en bord de mer où les « sympathisants » de son compagnon ont établi une sépulture symbolique. Arrivée à destination, elle commence à construire une hutte provisoire et danse. Une danse de magie noire et de nuit. Ses pieds « cognent le sol » jusqu’à saigner. Par la transe, elle convoque le mort, puis, ensemble, ils évoquent dans de courts récits, leur vie et celle de leurs compagnons et compagnes de l’Organisation, des vies de combattants défaits de tout.

Les souvenirs sont terribles. Le cauchemar s’unit au rêve. La signature Bassmann : ces soldats et soldates sont soigneusement désignés par un nom et un prénom dont les consonances aux origines mélangées construisent un chaos de lieux, de territoires (et d’époques) mêlés, une apocalypse sans frontières. Dans ce post-futur crépusculaire, des guerriers de catacombes se terrent dans un quartier général installé dans des sous-sols d’usines écroulées et regardent partir, le cœur serré, Nadia Bromm, « la meilleure d’entre [eux] » pour une « opération spéciale », trompant leur tristesse en faisant des cadavres exquis. Nathan Golshem, quant à lui, prend l’identité inventée d’un poète-mendiant pour avoir quelque chose à raconter sous la torture. « Ne rien leur dire en prenant la parole en permanence. »

Mais l’humour plus noir que noir est aussi ce qui sauve ce couple que rien n’amuse tant que de faire des énumérations, tragiques et drôles, où l’imaginaire sonne réel : liste de guerres perdues, liste de maladies, liste de ceux qui peuvent passer les barrages sans marquer l’arrêt (« les punaises de bois, les scolopendres, les iules »), longue liste finale de chefs d’inculpation… Et au milieu des décombres enténébrés, la danse peut invoquer aussi la beauté qui tire les larmes, le souvenir d’un souffle d’air sur le visage qui met « le cœur à la dérive ». Danser avec les morts pour faire advenir un silence de vie : « La danse sert à cela, à atteindre et à entretenir le moment où ils pourront se taire sans être comme à jamais stupidement muets et morts. »