Livres hebdo, 28 mai 2010, par Jean-Maurice de Montremy
Volodine tricéphale
Il signe Lutz Bassmann chez Verdier, Manuela Draeger aux éditions de L’Olivier et Antoine Volodine au Seuil. Ses trois livres sortiront le même jour. Extension du domaine du post-exotisme.
« Gordon Koum se glissa à l’intérieur de l’agglomération. Le cœur serré, il pensait à nos camarades, à Mario Gregorian, à Anton Gubardak et aux autres, devant qui il aurait dû ce matin faire un compte rendu de sa mission. Ils avaient certainement péri. Ils gisaient sous des tonnes de gravats, disloqués, déchirés, le corps et l’âme méconnaissables, déjà en route vers la renaissance. Gordon Koum pensait à eux et au Parti dont nous étions à l’époque les derniers représentants, mais s’il marchait d’un pas si énergique dans le paysage dévasté, sur les cendres qui crissaient, se dérobaient et résistaient comme de la neige, c’était surtout parce qu’il avait en tête la figure de Maryama Koum. »
Ainsi commence l’entrée de Gordon Koum, l’irradié, dans la ville détruite au-dessus de laquelle les drones eux-mêmes rebroussent chemin. Il cherche sa femme, ses enfants et ses vieux camarades d’une Lutte finale en phase terminale. Il ne trouve rien d’autre qu’un vieux pantin plus ou moins vitrifié et qu’un rouge-gorge mort, frais, comme vivant dans la décrépitude. Alors, par leur intermédiaire, il offre des stèles aux disparus : une vingtaine d’invocations, d’évocations, où l’on reconnaît l’art des formes brèves, asiatiques, qu’Antoine Volodine maîtrise aussi bien que les formes longues de ses puissantes compositions. Alternent les Cendres, les hommages rendus À la mémoire de tel ou tel, et les paradoxaux fragments Pour faire rire. D’un rire d’après la déréliction, bien sûr.
Il faut d’ailleurs parler de Lutz Bassmann, s’agissant de ce roman, Les aigles puent, programmé chez Verdier : l’un des hétéronymes de l’écrivain. Bassmann, le poète, est déjà l’auteur chez Verdier d’Avec les moines-soldats et de Haïkus de prison (2008). Bassmann est l’un de ces nombreux compagnons de combat dont on peut consulter l’annuaire, noms et bibliographie, dans Le post-exotisme en dix leçons, leçon onze que Volodine publia en 1998 chez Gallimard. Les ex-voto qu’imagine Gordon Koum sont des merveilles d’humour désespéré, de soleils noirs, de fantaisies nucléaires, voire d’autoparodies poignantes qui se mêlent ici à la transmigration des âmes, des identités et des idéologies chères au Bardo (or not) Bardo du moine-chaman post-exotique. Il y a chez Bassmann un sens épique et un humour fraternel cachés sous le cataclysme. On peut trouver quelque chose de balzacien à cette construction d’une Comédie post-humaine dont l’œuvre de Volodine est le témoignage depuis les premiers titres parus chez Denoël.
En cette rentrée, Volodine (dont le nom est lui aussi un pseudonyme, ne l’oublions pas) joue gros – mais il aime jouer – en publiant chez trois éditeurs sous trois noms différents. Ce sera Volodine lui-même pour Écrivains au Seuil, Lutz Bassmann chez Verdier. Et Manuela Draeger à L’Olivier – une auteure que les adolescentes de L’École des loisirs connaissent bien puisque Manuela a publié depuis 2002 neuf romans que l’on peut lire « à partir de treize ans ». Antoine Volodine précise toutefois que Onze rêves de suie ne s’adresse plus à la même clientèle : « Manuela Draeger a grandi », ajoute-t-il. Et l’on découvre une intrépide révolutionnaire sous cette identité imprévue de l’écrivain, qui nous réserve peut-être d’autres surprises.
Aux trois romans de la rentrée, les éditions de Minuit ajoutent de leur côté la reprise en collection « Double » du Port intérieur paru en 1996. Le personnage principal, Breughel, figure parmi les maîtres du post-exotisme. La liste non exhaustive publiée voici douze ans est résolument protéiforme. Le tricéphale deviendra-il l’Hydre de Lerne ?