Marianne, 7 janvier 2012, par Marin de Viry

Spartacus dans un dépotoir

La fin du monde vue par Antoine Volodine qui, sous le pseudonyme de Lutz Bassmann, livre en cette rentrée une impressionnante fiction à la Orwell.

La civilisation n’est même plus un lointain souvenir dans le monde futur décrit par Lutz Bassmann (un des noms de plume d’Antoine Volodine) : il en subsiste des traces infimes, mais pas de postérité. Dans son dernier roman, Danse avec Nathan Golshem, l’histoire a définitivement basculé du mauvais côté : le lecteur note la disparition de l’altruisme et une « orange-mécanisation » généralisée des rapports humains. L’auteur nous peint une sorte d’Empire romain postmoderne, mâtiné de sociobiologie nazie, qui gouverne en croisant les méthodes des organisations non gouvernementales à vernis caritatif avec celles de la police la plus expéditive et la mieux outillée en fichiers informatiques. Quand ce n’est pas carrément la guerre civile entre des Untermenschen en déroute et le gouvernement, celui-ci parque ceux-là dans des camps, où on les rééduque à la schlague pour qu’ils deviennent à peu près inoffensifs.

Le récit prend le parti de ces sous-hommes, ces « hominidés les plus arriérés », que les dominants caractérisent par leurs « déviances génétiques », leur « coriacité » et leur « noire obstination » à refuser l’ordre. « Peu malléables », peu enclins à vivre sous le joug du welfare state satanique que le pouvoir met en place, ils n’ont d’autre choix que l’esclavage dans les clous du système ou le retour à une vie animale. Face à cette alternative, ces réprouvés en haillons ont une réaction spartakiste : ils savent qu’ils sont vaincus, mais ils se vengent de leur vainqueur en rendant leur vie dangereuse. Attentats, jacqueries, coups de force : c’est tous les jours la Commune dans un monde dépotoir.

Dans cet univers clanique et ultraviolent, une femme fait régulièrement le pèlerinage sur la tombe de son mari, Nathan Golshem, un insurgé qui appartient comme elle à l’espèce des sous-hommes. « Tombe » est d’ailleurs un mot trop propre : disons plutôt un tumulus improvisé par les partisans du défunt dans une déchetterie, sous lequel les rares restes de son époux cohabitent avec des carcasses animales et des boîtes de conserve. Elle se met à ses côtés. Elle le convoque en dansant. Elle le fait revivre, dans un entre-deux irréel et poétique, et ils parlent de leur défaite et de la mort. Tous les personnages du roman se mettent en place autour de ce moment d’amour et d’occultisme… Et nous plongent dans une ambiance de dérision où se mélangent la tendresse et la violence. C’est un récit construit comme une lame qui traverserait un tas d’immondices. L’intérêt du lecteur est soutenu, la poésie est constante, et tout y crie que la beauté résistera à la laideur jusqu’à la fin des temps.