Le Monde, 3 février 2006, par Elisabeth de Fontenay
Réflexions sur l’affaire Finkielkraut
Deux mois ont passé depuis le déclenchement de « l’affaire Finkielkraut ». Peut-on, tout en continuant à se réclamer de certaines exigences intraitables de la gauche, suggérer qu’en dépit de ses outrances, cet homme n’a rien du raciste réactionnaire qu’une campagne de lynchage médiatique a fait de lui ? Il m’a semblé qu’en raison des vingt ans de tumultueuse amitié qui m’unissent à lui, je devais tenter un retour réflexif sur la révoltante opération de destitution dont il a été la victime.
Qu’un journaliste sans scrupule d’un grand journal israélien de gauche ait entraîné dans un traquenard un intellectuel qui a le goût des emportements, que l’interview n’ait pas été donné à relire et ait subi des traductions successives, que le titre – « Ils ne sont pas malheureux, ils sont musulmans » – ait été concocté avec malignité par la rédaction d’Haaretz, que la juxtaposition de citations, faite par un collaborateur du Monde, ait aggravé les équivoques, que l’entretien explicatif qui s’en est suivi dans le même quotidien ait été titré « j’assume » au lieu de « Ce que j’assume », cette cascade d’irresponsabilités ne semble pas faire de doute (Le Monde des 24 et 28 novembre). On aurait raisonnablement pu en prendre acte et en rester là.
Or voilà que l’auteur d’une œuvre dont la portée est incontestable, le professeur exemplaire d’une grande école de la République (l’École polytechnique), le producteur d’une remarquable émission de radio (Répliques sur France-Culture), est devenu en vingt-quatre heures, à cause d’un regrettable laisser-aller verbal malhonnêtement exploité, l’homme à abattre, puisque accusé du crime à juste titre le plus vilipendé de l’époque : le racisme. Une campagne diffamatoire a donc livré Finkielkraut à la vindicte publique. Son visage a même été exposé en couverture d’un hebdomadaire : seul manquait le montant de la prime.
Mais il y a plus grave. Je ne parviens pas à comprendre ce qui a conduit deux historiens que j’admire, Benjamin Stora et Pierre Vidal-Naquet, cosignant avec d’autres un beau texte mettant en garde contre l’antisémitisme d’un certain antiracisme (Le Monde du 6 décembre 2005), à renvoyer dos à dos Dieudonné et Finkielkraut, accusés de recourir aux mêmes procédés : « falsification, dénégation, occultation ». Fallait-il qu’on falsifie, dénie et occulte ce que représente Finkielkraut pour le mettre ainsi en équivalence avec cet humoriste navrant ! C’est à ne pas s’en remettre.
Dans une démocratie, il est indispensable de pouvoir critiquer, et même condamner un propos, un texte, une pensée. Nul ne peut s’autoriser en revanche à déshonorer un homme et à liquider un écrivain que créditent son œuvre et son parcours. Or, du jour au lendemain, cette œuvre et ce parcours ont été dépouillés de leur complexité et dépossédés de leur histoire. Un aussi lâche acharnement contre un auteur qui s’est efforcé de rendre à ses propos leur véritable teneur et de les restituer dans la continuité d’une réflexion poursuivie depuis des années, n’est-ce pas là un signe que ce pays va mal ?
Devant un tel déchaînement de haine, on ne peut que s’inquiéter et demander comment quelques faiseurs d’opinion ont pu en venir à cette terrifiante réduction, à cette promotion d’un choix de paroles fiévreusement prononcées et parfois falsifiées au statut de révélation définitive sur la vérité profonde d’un homme. Sans doute cela tient-il à la place qu’occupe Finkielkraut dans le monde intellectuel. Car cette campagne aura fait éclater le paradoxe permanent qui le constitue. Comment nier en effet que sa capacité à s’émouvoir et à se battre sur tous les fronts, sa manière parfois terrassante d’exposer son point de vue, de brandir sans prudence la dissension, passionnent et épuisent les uns, antagonisent les autres ? A quoi s’ajoute, bien sûr, la réputation de philosophe médiatique qu’on lui a faite. Pourtant, cette trop facile désignation traduit une méconnaissance du lieu philosophique et politique où il se situe. Ce lecteur d’Hannah Arendt, qui s’attache à penser l’événement, ne dédaigne pas d’utiliser, chaque fois qu’il en a la possibilité, les médias de son temps. Mais ce qu’il y apporte, c’est tout sauf un désir de séduire, puisque, développant des thèses aussi hétérodoxes que longuement méditées, il ne craint pas d’affronter l’isolement et la réprobation.
S’il lui arrive de foncer tête baissée dans des constats implacables sans consentir à s’arrêter d’abord à des analyses élémentaires, sans prendre la peine d’évoquer les faits les plus déterminants de la réalité sociale, c’est que les discours à ce sujet lui semblent convenus et insuffisants. Certaines de ses fâcheuses formulations ont été suscitées, bien plus que par les événements eux-mêmes, par son indignation face à des commentaires – de droite ou de gauche – tellement édifiants et dénégateurs qu’ils ne pouvaient que manquer l’inquiétante singularité de ce qui était arrivé, et donc se priver des moyens d’y faire face sur le long terme. C’est son élitisme républicain et sa détestation de la démagogie qui lui interdisent de s’arrêter sur ce qu’est devenue la réalité des élèves, d’entendre la parole de ceux des enseignants qui, de manière héroïque, essaient de parer au plus pressé, ainsi que celle des travailleurs sociaux qui aident, qui aiment ces adolescents difficiles et en difficulté.
Pour lui, en effet, ce que les émeutes des banlieues ont d’abord manifesté, est l’effondrement de la mission d’égalisation des chances, impartie à l’éducation nationale. Et même si on peut lui reprocher de ne pas rappeler que des diplômés de l’enseignement supérieur trouvent d’autant moins de travail qu’ils sont issus de l’immigration, il aura vraiment fallu une bonne dose de mauvaise foi pour rattacher la brutalité des propos tenus à autre chose qu’à une passion de cette école à la française, dont il constate avec désespoir qu’elle n’a pas su être offerte aux enfants défavorisés comme une chance réelle d’intégration, et qu’elle ne fonctionne plus correctement que pour les enfants des bourgeois.
Une question demeure. Comment se fait-il que, tout en étant hanté par la finitude du politique, ce démocrate ne veuille pas faire la part des choses et ne renonce jamais à cette approche en vrille, sans doute trop idéaliste, du mal social ? Comme si la moindre concession aux euphémismes de la pudibonderie publique ambiante valait capitulation. C’est peut-être parce qu’habite en lui un penseur tragique dont la vision souvent pessimiste des choses ne parvient à faire son chemin qu’à travers des interventions qui contrarient, voire violentent, l’opinion dominante. Cet alliage d’analyse et de déploration, de pensée critique et de mélancolie, libre à chacun de ne pas l’accepter. Mais, en la circonstance, on aura sauté sur l’occasion d’éliminer l’homme et l’œuvre.
Occasion… N’est-ce pas le fin mot de l’affaire Finkielkraut ? Ceux qui se sont livrés avec une joie mauvaise à cette indécente vivisection n’attendaient en effet qu’une occasion. Ils n’allaient pas laisser passer une pareille aubaine le masque enfin arraché, le faux pas enfin mortel, le juif enfin raciste. Mais qu’on se rassure. Si l’indignité de cette chasse à l’homme nous emplit de terreur politique et morale, elle n’a aucunement le pouvoir de briser le rayonnement d’une présence, d’anéantir une écriture et une parole qui, pour tant de nos contemporains, de nos concitoyens restent décidément irremplaçables.