Chaoïd, nº 6, automne-hiver 2002, par Antoine Volodine
Écrire en français une littérature étrangère
Introduction
Il y a bientôt vingt ans, j’ai commencé à écrire pour un public. Mais ce n’était pas pour moi le début de l’écriture. J’avais déjà écrit plusieurs livres auparavant. Car depuis mon enfance, depuis mon adolescence, disons, j’écrivais. Je composais des romans et des recueils d’histoires qui correspondaient exactement à mon goût et à mes attentes de lecteur. Comme il s’agissait de me faire plaisir, et non d’atteindre à travers les textes une reconnaissance sociale, un statut intellectuel, je ne les imposais pas à mon entourage. Je ne les faisais pas circuler, même auprès des gens qui m’étaient très proches. Pendant longtemps, pendant près de quinze ans, j’ai donc écrit des livres pour un public minuscule. Des livres bizarres, fantastiques, oniriques et clandestins, qui s’adressaient à un unique lecteur.
Ensuite, un premier roman est paru, « Jorian Murgrave », et je me suis mis à travailler pour satisfaire un véritable public. J’ai commencé à imaginer les lecteurs que je pouvais avoir : un public réel, formé d’hommes et de femmes qui partageaient la même sensibilité littéraire et les mêmes goûts que moi. Ils partageaient avec moi la même vision du monde, les mêmes peurs, les mêmes certitudes, ils désiraient partager les mêmes rêves et, disons‑le tout de suite, la même révolte contre le monde tel qu’il est, contre la condition humaine dans ses aspects politiques et métaphysiques.
Et donc, très naturellement, mes livres publiés ont prolongé la tradition des livres non publiés qui les avaient précédés. Autour du roman et dans le roman, ils supposaient une forte sympathie entre ceux et celles qui parlaient et ceux et celles qui les écoutaient. J’ai introduit dans mes univers imaginaires des lecteurs qui n’étaient pas neutres. Mes livres supposaient au départ une culture commune aux narrateurs et aux auditeurs, une mémoire commune, une sensibilité littéraire et humaine communes. Livre après livre, cette mémoire et cette culture se sont construites. Elles se sont précisées, elles se sont approfondies. Finalement, tout cela a pris la forme concrète d’un édifice romanesque, qui compte aujourd’hui plus d’une quinzaine d’ouvrages.
Dans mon esprit et dans l’esprit de mes personnages, qui souvent occupent une place en dehors de la société, en dehors même de l’espèce humaine, tout en restant des écrivains et des conteurs, la fiction n’a pas besoin de s’appuyer sur le réel journalistique, quotidien, pour exister. L’ensemble est réaliste et parfois hyper‑réaliste, les personnages meurent, souffrent, sont amoureux, combattent, mais la relation avec le monde géographique et historique contemporain est toujours très déformée, un peu comme dans un rêve, où la mémoire combine le familier et l’étrange. C’est une relation où le lecteur est plongé au cœur d’une réalité où tout est à découvrir, et où il faut passer par la mémoire collective et l’inconscient collectif pour retrouver de la familiarité. J’en parlerai tout à l’heure plus en détail.
Il y a un aspect de cette extériorité sur quoi je voudrais insister tout de suite. Cette masse romanesque a été écrite, a été construite sans tenir compte des goûts, des tendances, des traditions du monde éditorial dans lequel elle a pris place. Jusqu’au début des années 90, et alors que j’avais déjà publié plusieurs ouvrages, ma connaissance de la littérature française contemporaine était absolument nulle. J’écrivais à l’instinct, des textes que je sentais l’urgence d’écrire pour moi et pour mon public imaginaire, mais sans me soucier une seconde du monde littéraire concret dans lequel ils allaient aboutir. Quant aux débats théoriques sur la littérature qui agitaient le milieu critique français, et qui ont considérablement influencé les nouvelles générations d’auteurs français depuis trente ans, je n’ai pas songé à m’y introduire en produisant des textes influencés par telle ou telle école. Je ne me sentais pas concerné. Pour moi, c’était la planète Mars. Quand je suis entré comme auteur aux éditions de Minuit, en 1990, je n’avais jamais entendu parler du minimalisme. Je suis toujours resté à l’écart de ces conflits et de ces passions‑là, très, très loin, avec des informations là‑dessus qui étaient toujours très rudimentaires.
Pour simplifier, on peut dire que dès l’origine mes romans ont été étrangers à la réalité littéraire française. Ils forment un objet littéraire publié en langue française, mais pensé en une langue extérieure au français, indistincte quant à sa nationalité. Une langue non rattachée à une aire géographique déterminée, et clairement « étrangère », puisqu’elle ne véhicule pas la culture et les traditions du monde français ou francophone.
La langue
J’aimerais précisément m’arrêter sur ce problème de la langue.
L’idée fausse la plus répandue, c’est qu’écrire en français signifie prendre obligatoirement sa place dans la culture française et francophone. On croit, sans réfléchir, que la langue d’un écrivain porte par définition l’héritage culturel et même l’empreinte de tous les écrivains qui ont illustré cette même langue depuis des siècles. On croit, sans réfléchir, que la langue d’un écrivain prend la suite de tous les orateurs savants et de tous les porteurs populaires de cette langue. Cela conduit souvent les écrivains à se sentir investis d’un rôle de représentation diplomatique et même à se réclamer d’une « patrie linguistique ». Avec arrogance, avec des envolées lyriques qui me donnent froid dans le dos, parce que je ne vois guère la différence entre ces affirmations et un chauvinisme que je déteste, j’entends des poètes et des romanciers francophones dire des choses dangereuses de ce genre « Ma patrie, la langue française » ou : « Ma patrie d’adoption, la langue française ».
Chacun donc a tendance à croire qu’il est un bon citoyen de sa propre langue (langue maternelle ou langue d’adoption), et qu’il a le devoir moral et intellectuel de rattacher cette langue à un territoire national, à des institutions, à une histoire, à des populations précises et à un drapeau. Un bon citoyen et même un citoyen agressif, prêt à en découdre pour défendre son identité nationale.
Or, même s’il est exact que la langue véhicule toute l’histoire, bonne et mauvaise, du pays ou des pays où elle est parlée, et, pour ce qui nous intéresse, toute son histoire poétique et intellectuelle, elle véhicule aussi beaucoup d’autres éléments empruntés ailleurs.
Car la langue est aussi (et très, très largement à notre époque, depuis les cinquante dernières années) un immense territoire international. C’est un territoire indifférencié qui a reçu les traductions de très nombreuses autres langues du monde, et qui non seulement les a reçues, mais les a adoptées, les a portées, les a intégrées. La langue est un outil neutre qui accueille toutes les composantes de l’humanité, et qui ne peut plus être annexé par une seule composante nationale. À partir du moment où des traductions existent, chaque langue du monde porte en elle l’héritage de TOUTES les cultures du monde.
En m’appuyant sur ce raisonnement, j’ai donc plaisir à dire que le chinois est la langue des poètes de la dynastie Tang, la langue des grands romans‑fleuves du XVIIe siècle (Si da qi shu), la langue du théâtre‑opéra, la langue des excellents romanciers chinois contemporains rassemblés dans cette salle mais que c’est aussi, dès lors que des traductions existent et ont été diffusées, la langue de Beckett, de Dostoïevski, de Balzac, de Dos Passos, la langue du « Livre des morts tibétain ».
Et, de même, on peut dire que le français littéraire est lui aussi la langue du « Livre des morts tibétain », la langue de Pouchkine, la langue de Li Bai : autrement dit, une langue qui porte des cultures, des philosophies, des préoccupations poétiques et littéraires qui n’ont rien à voir avec les habitudes de la société française et de l’univers francophone.
Eh bien, j’ai eu pour souci d’écrire mes livres dans cette langue de traduction. Au niveau du vocabulaire et de la syntaxe, avec toute la souplesse, la richesse, le génie de la langue française, mais pour servir une culture qui soit étrangère aux habitudes de la société française et de l’univers francophone.
La langue de mes livres porte, avant tout, la culture de mes personnages, des écrivains-chamanes que je mets en scène et des lecteurs que j’imagine. Elle véhicule leur culture subversive, cosmopolite et marginale, une culture de rêveurs et de combattants politiques qui ont perdu toutes leurs batailles et qui ont encore le courage de parler, alors qu’ils ont aussi perdu la bataille contre le silence. C’est pourquoi ici je ne suis pas ambassadeur de la langue française. Je suis seulement ambassadeur de mes personnages. À quoi ressemble le langage dans lequel ils s’expriment ? À une langue variée et parfois pauvre, parfois mutilée ou, au contraire, luxuriante et baroque. Leur langue n’est pas une langue nationale, mais la langue transnationale des conteurs d’histoires, des exclus, des prisonniers, des fous et des morts. Je suis ici porte‑parole de leurs voix. Dans mes livres, je traduis en français les fictions qu’ils produisent pour protester contre le réel, pour saboter le réel ou pour transformer le réel.
Voilà pour la langue.
L’univers étranger, la mémoire familière
Je vais maintenant revenir sur le caractère véritablement étranger de cette littérature. Lorsqu’une romancière chinoise comme Ying Chen, par exemple, écrit en français, elle traduit et transmet en français une culture chinoise, qui n’est étrangère que d’un point de vue français, mais qui ne l’est pas, évidemment, pour des lecteurs familiers de la Chine. C’est une culture dont on peut dire qu’elle est relativement étrangère. Mais pour moi, écrire en français une littérature étrangère n’est pas seulement s’écarter de la culture francophone, c’est aussi éviter que les points de référence de la fiction renvoient à un pays précis, géographiquement situé sur une carte. Je cherche à explorer et à représenter une culture non pas relativement, mais ABSOLUMENT étrangère.
Les noms
J’apporte donc tout d’abord une attention spéciale au choix des noms de mes personnages. C’est en effet par la nomination des narrateurs que peut se dessiner un territoire culturel précis. J’essaie d’éviter cela.
Mes personnages portent des noms culturellement hybrides. Voici quelques exemples : Dondog Balbaïan, Jessie Loo, Volup Golpiez, Irma Kobayashi, Anton Breughel, John Schlumm, Manuela Draeger, Maria Schrag, etc.
En aucun cas le narrateur ne renvoie par son nom à une identité nationale précise, à l’exception de mon roman « Lisbonne, dernière marge », où l’héroïne Ingrid Vogel est une terroriste de la Fraction Armée Rouge en 1977. (Et, à ce propos, je voudrais rappeler que je parle beaucoup de révolutionnaires et de combattants armés dans mes livres, mais que ce sont des égalitaristes, généreux et anarco‑communistes, qui n’ont rien à voir avec l’islamisme, les guerres de religion ou l’assassinat en masse des civils. C’était une parenthèse.)
De façon délibérée, donc, je rends impossible une image nationale de mes narrateurs. Ils deviennent ce que je veux qu’ils soient : des voix et rien d’autre. Des voix décalées, hors de tout territoire et de toute ethnie, des voix internationalistes d’hommes et de femmes en combat contre les réalités désagréables du monde. À plusieurs reprises, on m’a dit que les noms de mes personnages faisaient penser à une liste de prisonniers de guerre, comme pendant la Résistance, au temps où les nazis placardaient sur les murs des listes d’otages étrangers. J’accepte volontiers cette image, d’autant plus qu’elle associe l’identité étrangère à un combat mortel contre l’oppression.
Les lieux
Outre les noms de mes narrateurs, qui devraient véhiculer automatiquement des repères culturels et qui, ici, ne le font pas, les noms des lieux ont une grande importance. Le lecteur a tendance à chercher dans le décor des points de repère signifiants. Là encore, je me suis toujours appliqué à interdire toute identification nationale. J’ai procédé de la manière suivante, avec trois méthodes :
1. Les lieux sont fortement définis, mais ils ne portent pas de valeur nationale distincte par exemple : une prison dans un pays chaud, un dortoir dans un camp, un hôpital psychiatrique, une ville tropicale en ruines, un village au bord d’un fleuve, un paysage de steppes, parfois un vieux port chinois anonyme, mais sans l’exotisme qui permettrait une identification.
2. Ou encore, je nomme des lieux, mais la nomination renvoie à une civilisation imaginaire, déchirée par la guerre civile depuis des siècles : par exemple une bourgade d’Amazonie, Puesto Libertad, ou un immense territoire d’Asie Centrale, la Balkhyrie.
3. Il arrive aussi que les lieux soient géographiquement identifiables. Dans ces villes qu’on peut trouver sur une carte, que j’ai choisies parce que je les connais et que je les aime, se déroule une partie de la rêverie des narrateurs : Lisbonne, Macau, Hong Kong. Toutefois, ces lieux deviennent un décor où les personnages ne sont pas intégrés, même si souvent ils essaient de l’être. Le narrateur ne s’y trouve pas en tant que touriste, mais il y reste étranger. Il s’y trouve en transit ou en exil, en tout cas toujours dans une situation instable et jamais avec le statut d’habitant normal de l’endroit.
Le Temps
La datation pourrait permettre aussi de renvoyer à une culture nationale précise. Or, dans mes livres, en général, l’action se passe à une époque indéfinie, comme si était en vigueur un calendrier historique différent de celui que nous connaissons. Historiquement, c’est un temps marqué par des événements significatifs et forts : par exemple, « deux mille ans après la révolution mondiale », « pendant l’entre‑deux‑guerres », «quatre siècles après la guerre noire », « cent cinquante ans avant la révolution mondiale », « pendant les camps », ou encore « pendant la domination des sorciers », ou encore « juste à la fin de l’espèce humaine ».
Tout cela fabrique des contextes qui ancrent la fiction dans une réalité, mais qui l’éloignent d’une réalité identifiable historiquement et géographiquement. Je le répète encore une fois : ce que je décris, ce que j’explore livre après livre, est un univers réaliste, mais décalé, étranger de façon absolue, dont les personnages principaux sont peu familiers au monde de l’économie libérale qui nous entoure, puisque ce sont des révolutionnaires, des golems, des chamanes, des malades mentaux et des sous‑hommes.
Un tel édifice romanesque n’aurait aucune solidité s’il était alimenté par le fantastique et la fantaisie seuls. Il serait semblable à d’autres constructions qu’on rattache à la tradition littéraire du merveilleux ou du nonsense, ou à celle, plus contemporaine, de certaines branches de la science‑fiction.
Mon objectif est bien éloigné de ces traditions‑là. Je souhaite décrire des mondes intérieurs, des zones où se rencontrent la pensée consciente, le fantasme et l’inconscient sous sa double forme : l’inconscient individuel et l’inconscient collectif. Je veux déplacer et désincarner tout cela pour que disparaisse toute possibilité de lien national entre le narrateur et la fiction. Je veux enchaîner tout cela à une mémoire qui soit commune à tous les individus quelle que soit leur origine, et, en gros, à tout être humain connaissant l’histoire de l’humanité au XXe siècle.
La mémoire collective
J’ai parlé d’inconscient collectif. Ce qui est avant tout à l’origine de mon travail, c’est la mémoire collective. Il y a en effet une volonté constante de s’approprier et d’utiliser, dans chaque livre, à chaque page, à chaque moment, des souvenirs communs aux individus qui ont traversé le XXe siècle. Au‑delà des individus, bien entendu, et quelle que soit leur expérience réelle des événements, il y a l’expérience historique, sur plusieurs générations.
Lénine prophétisait « un siècle de guerres et de révolutions ». C’est bien là que s’abreuve la mémoire de mes personnages. Lénine ne s’est pas trompé dans sa prédiction, mais il a été trop optimiste. Sa description prémonitoire du XXe siècle était incomplète. Aux guerres et aux révolutions se sont superposés les massacres ethniques, la Shoah et les camps, camps de concentration, camps de travail, camps de rééducation, camps de réfugiés, et j’en passe, car les variantes ont été nombreuses.
Le XXe siècle malheureux est la patrie de mes personnages, c’est la source chamanique de mes fictions, c’est le monde noir qui sert de référence culturelle à cette construction romanesque. La langue de mes personnages n’est pas une langue nationale, c’est la langue générale de ceux qui subissent le malheur et qui, pour contrer le malheur, trouvent des solutions révolutionnaires qui pourraient fonctionner mais qui ne fonctionnent pas, des solutions insurrectionnelles qui pendant un moment éphémère concrétisent une espérance, puis dégénèrent, se dégradent, deviennent un malheur d’un type nouveau.
La langue de mes narrateurs et de mes narratrices n’est pas une langue nationale, c’est dans certains cas à peine une langue humaine, c’est la langue de ceux qui malgré leurs efforts, tout au long du XXe siècle, ont connu seulement des défaites. En se référant en permanence aux tragédies archivées dans la mémoire collective, mes personnages épuisés prennent la parole et écrivent des livres. Ils parlent une langue étrangère au monde réel, ils recourent à des formes littéraires étrangères à la littérature du monde contemporain, ils s’expriment en inventant des formes décalées de roman des romånces, des Shaggås, des entrevoûtes, des narrats.
Qu’on me permette ici de me ranger parmi eux, écrivains étrangers et apatrides, pour saluer fraternellement les écrivains français et chinois présents à ce colloque.
Merci.