Les Lettres et les Arts, printemps-été 2014, par Valéry Rion
« Un touriste traverse les lieux, un voyageur est traversé par les lieux »
Entretien avec Christian Garcin. Propos recueillis par Valery Rion.
Christian Garcin, qui vient de publier chez Verdier un carnet de voyage, Ienisseï (suivi de Russie blanche), était de passage à Delémont en fin d’année 2013, à l’occasion d’une soirée littéraire organisée autour de son œuvre par le cercle littéraire de la Société jurassienne d’Émulation (SJE) à la Fondation Anne et Robert Bloch (FARB). Nous l’avons rencontré en marge de cet événement et sommes revenus avec lui, entre autres, sur son œuvre, l’écriture, et le voyage.
Vous refusez l’étiquette d’« écrivain-voyageur », et a fortiori toutes les étiquettes, quelles qu’elles soient. Votre œuvre est en effet protéiforme ; vous vous essayez à plusieurs genres. Cette étiquette d’« écrivain-voyageur » aurait-elle donc pour vous un côté réducteur ?
Que ce soit en littérature ou dans la vie en général, peu importe l’endroit où je me trouve, je cherche toujours la porte de sortie. Je dois avoir un vrai problème avec l’assignation. Je sais bien pourtant qu’il faut des termes génériques pour définir les choses et les êtres, surtout en littérature, où il est nécessaire de définir les courants, les styles, etc. Je conçois que cela puisse exister, mais je cherche à y échapper systématiquement : je n’ai de cesse de fuir le tiroir dans lequel on m’a commodément rangé. Pendant des années, j’ai été invité à des rencontres et à des colloques sur les fictions biographiques. Je devenais une espèce d’écrivain identifié à ce genre de fictions brèves. Avec Vidas (1993), L’Encre et la Couleur (1997) et Vies volées (1999) – ces trois livres appartiennent au même registre – je sentais que je tenais une espèce de recette. À partir du moment où je m’en suis rendu compte, je me suis tourné vers autre chose.
J’ai une autre crainte, c’est de réécrire le même ouvrage. C’est dommage, car on dit que les grands écrivains écrivent toujours le même livre. Mais je n’ai pas envie de ce que l’on pourrait appeler un « moule à gaufres » littéraire, qui ferait reproduire toujours la même chose. J’essaie d’éviter cela.
J’ai plusieurs fois, dans mon itinéraire littéraire, exploré des voies diverses pour aborder différemment ce que j’étais en train d’écrire.
« Écrivain-voyageur » en soi, ça ne me dérange pas : il est vrai que je suis d’une part écrivain et de l’autre voyageur. Je ne peux pas le nier. Ce qui me gêne, c’est le trait d’union qui en fait un seul et même mot. Il me semble que cela concerne des gens qui, s’ils ne voyageaient pas, n’écriraient pas. Or j’ai écrit d’autres choses que des livres relatifs au voyage. J’ai pratiqué différents genres. Si demain, pour une raison ou pour une autre, je ne pouvais plus voyager du tout, je pense que je continuerais à écrire. Le voyage nourrit l’écriture, c’est évident, mais ces deux éléments ne sont en aucun cas indissociables.
Est-ce que vous concevez vos voyages et l’écriture comme une sorte de fuite ?
Sans doute un peu. Dans ce que je viens de dire, on peut penser à une fuite devant toute tentative de catalogage ou d’enfermement. C’est à partir du premier récit long que j’ai écrit, Sortilège (2001), que j’ai eu la sensation d’entrer en littérature, d’ouvrir un autre champ. C’est l’histoire d’un homme qui fuit, qui quitte l’endroit où il était et part seul dans un lieu désertique. Il y a plusieurs de mes personnages qui fuient ou qui sont à la recherche de personnages qui ont fui. Cela me fait penser à Tolstoï, moins peut-être au regard de son œuvre que de sa biographie. Il a tout quitté à la fin de sa vie. Il voulait absolument s’ouvrir un dernier espace de liberté totale, comme il l’avait sans doute fait dans son écriture romanesque. Ce n’était pas pour fuir ses responsabilités, c’était plutôt une démultiplication de sa vie. C’est ce que disait Pascal Quignard dans une émission de radio, juste après avoir quitté le comité de lecture chez Gallimard : « Démissionner, c’est multiplier sa vie ». Ces fuites dont vous parlez, et dont je parle parfois dans mes livres, ce sont celles de gens qui, en fuyant, s’ouvrent des horizons et démultiplient leur vie.
Vous aimez la lenteur lorsque vous voyagez, comme s’il s’agissait pour vous de retrouver la notion de distance géographique. Est-ce que votre goût de la digression dans l’écriture participe de ce même éloge de la lenteur ?
J’ai un goût effectivement prononcé pour la lenteur, les pauses, les digressions, le vagabondage. On a sans doute toujours un point en ligne de mire, mais l’itinéraire est ondoyant. La lenteur me paraît essentielle dans le voyage. Depuis plusieurs années, on parle régulièrement de la fin de l’histoire. On devrait aussi parler de la fin de la géographie, ou du sentiment de géographie. Voyager avec un moyen de transport lent, qui nous réinstalle dans la lenteur des jours et dans la traversée du paysage, s’approprier un lieu, ça devient assez rare finalement. C’est un peu compliqué aujourd’hui avec ces voyages qui nous font aller si rapidement d’un point à un autre. Mais quand on traverse la Russie en Transsibérien, par exemple, un train qui ne va pas très vite (environ 70 km/h), on a le temps de s’installer dans la géographie et de mesurer quelle est vraiment l’étendue de ce pays (9000 km). On ressent la puissance phénoménale du paysage, comment il façonne les hommes. Dans ma manière de voyager, j’essaie autant que possible de privilégier le temps et la lenteur. Quand je voyage, j’essaie de me laisser traverser par les lieux, alors que si l’on fait simplement du tourisme, on ne fait que traverser les lieux. Vous faites un lien avec l’écriture. J’ai une fâcheuse tendance à écrire vite. C’est pour cela que je reviens très souvent sur ce que j’écris. Dans le cas d’un roman par exemple, j’écris rapidement et je me rends compte que cela va trop vite. Alors j’y retourne et j’ouvre des espaces de digression. Je ralentis le rythme et je revisite ma prose pour la trouer de considérations, l’enrichir de descriptions, d’éléments divers. Il s’agit de ne pas perdre de vue le but, mais de se donner le temps d’y accéder.
Dans quelle mesure êtes-vous fasciné par l’idée de « croisée des chemins », ce moment où une existence peut basculer en fonction des choix que l’on fait ? Il me semble que l’on retrouve cela tant dans votre parcours d’écrivain que chez vos personnages.
Fasciné, c’est beaucoup dire. Cela me fait penser en tout cas à un beau livre d’Yves Bonnefoy : L’Arrière-Pays. Il évoque justement la croisée des chemins et le moment où l’on en choisit un. Ce qui est fascinant, ce n’est pas tellement d’en choisir un, mais plutôt de laisser de côté tout le reste. Ces futurs non advenus sont effectivement fascinants. Je ne sais pas si cela anime l’écriture en tant que telle, mais c’est le privilège de la fiction que de pouvoir explorer les voies qui n’ont pas été choisies.
Chacun est, au cours de sa vie, confronté à ce genre de moments. Il m’est arrivé à de nombreuses reprises de « larguer les amarres », de tirer un trait sur ce qui faisait le quotidien de ma vie à une certaine époque. Que se serait-il passé si je n’avais pas fait cela ? Ce sont des questions insolubles, insondables – mais qui peuvent être riches de sens.