Lire, mai 2012, par Baptiste Liger
« Je le revendique : oui, je suis un auteur comique »
Entretien avec Elfriede Jelinek. Propos recueillis par Baptiste Liger.
Les Livres
Hasard de la phonétique, il est troublant de remarquer la proximité entre les mots lieder et leader ; soit d’un côté la grâce sonore, de l’autre la domination. Ça n’a certainement pas échappé à l’Autrichienne Elfriede Jelinek – Prix Nobel de littérature en 2004, grande amatrice de jeux langagiers dont l’œuvre, sous-estimée en France, a toujours laissé une large place à la musique classique et au pouvoir politique. Ainsi, les amoureux de Franz Schubert connaissent forcément DieWinterreise (Le Voyage d’hiver), cycle de vingt-quatre lieder qu’il a composés à partir de poèmes de Wilhelm Müller. Près de deux siècles plus tard, l’auteure de La Pianiste reprend ce titre à son compte, et nous en propose une version très particulière, corrosive, dérangeante et diablement inventive. Présenté comme une « pièce de théâtre » (mais on est très loin des codes traditionnels d’écriture dramatique…), Winterreise version Jelinek fait se succéder huit monologues, véritables instantanés tentant de saisir aussi bien les maux du monde moderne que les drames éternels ou son histoire intime. Dans ce grand chaos, il est question d’affaires politico-financières (le scandale de la banque autrichienne Hypo Group Alpe Adria), du sport tout-puissant (et particulièrement des rois des pistes de ski), de la mesquinerie généralisée des gens, de l’hypocrisie autour de l’affaire Natascha Kampusch, ou de la folie de ses parents. Mais, au-delà des faits qu’elle évoque et de la grande audace formelle, la romancière-dramaturge (oui, difficile de ne pas voir Winterreise aussi comme un « roman »…) explore, creuse, interroge le temps, la répétition de l’histoire, le langage – obsessions que l’on peut aussi trouver dans deux autres pièces antérieures (volontiers grivoises et tout aussi acides), Restoroute et Animaux, enfin éditées en France et réunies en un volume.
Comment avez-vous appris que vous aviez le prix Nobel ? Et pourquoi, au lieu de donner lecture sur place de votre discours de réception, avez-vous choisi d’envoyer une vidéo ?
Quand j’ai reçu l’appel de l’Académie suédoise, je commençais une dépression nerveuse. J’aurais volontiers fait le déplacement jusqu’à Stockholm, mais, sincèrement, ça m’était physiquement impossible. J’étais malade, je n’étais pas en état de voir des gens et encore moins de voyager. Mais pour autant, je ne voulais pas simplement envoyer un message, c’est comme ça qu’a germé l’idée d’envoyer une vidéo.
Un spécialiste anglais de la littérature autrichienne, Edward Timms, a suggéré qu’en vous décernant le Nobel c’était d’une certaine manière Karl Kraus qu’on honorait, c’est-à-dire une tradition autrichienne de satire sociale et politique dans laquelle il s’inscrivait et que vous prolongez. Avez-vous ce sentiment ?
Oui, c’est absolument vrai. Je me sens vraiment ancrée dans cette tradition de la réflexion critique sur le langage. La langue elle-même parle, s’exprime, et elle le fait plutôt bien, allant jusqu’à révéler ses vérités intérieures. C’est pour cette raison que je me laisse volontiers aller aux calembours – aussi bien aux jeux de mots qu’aux blagues un peu plus osées –, que j’assume une part de trivialité, tout en pouvant me risquer, en même temps, au pathos. J’aime vraiment l’art du calembour, car je veux que le langage nous révèle sa vérité contre nos volontés. Il doit démasquer les choses. Effectivement, Karl Kraus était un maître dans ce registre.
On relève un certain nombre de traits communs entre vous et d’autres écrivains autrichiens comme Thomas Bernhard, Ingeborg Bachmann… Y a-t-il, selon vous, une littérature spécifiquement autrichienne ? En quoi se distingue-t-elle de la littérature proprement allemande ?
Comme je vous le disais, l’Autriche a une tradition assez forte dans la réflexion critique sur le langage, aussi bien en philosophie qu’en littérature – de Fritz Mauthner à Ludwig Wittgenstein en passant, justement, par Karl Kraus. Ici, le langage se positionne contre la formule heideggérienne « die Sprache ist das Haus des Seins » [littéralement « le langage est la maison de l’être », NDR], parce que nous le considérons comme quelque chose d’extérieur. Et parce qu’on peut jouer avec lui, comme le montrent les travaux du Wiener Grüppe [ou « groupe de Vienne »], le mouvement littéraire dont je fais partie.
Avec quels écrivains autrichiens contemporains vous sentez-vous le plus d’affinités ?
À vrai dire, avec aucun d’entre eux. Je partage peut-être avec Josef Winkler l’obsession de l’enfance, ou l’image de l’individu continuellement en train de creuser comme un animal qui vit sous terre. Mais je n’ai pas son sens de la description. Et, très honnêtement, décrire les choses ne m’intéresse pas vraiment.
Vous avez souvent suggéré que la philosophie allemande et, plus généralement, l’histoire intellectuelle allemande avaient engendré le chauvinisme et la xénophobie. Cela vaut-il aussi, selon vous, pour la littérature allemande ?
Je ne peux décemment pas répondre à cette question, car je connais, au fond, assez mal la littérature allemande. Cependant, j’ai été directement influencée par son contenu réaliste et son sens de la narration, bien supérieurs à ceux de la littérature autrichienne. Les auteurs allemands ont moins de distance avec leur sujet – ce qu’Ingeborg Bachmann appelait, chez les Autrichiens, la « sérénité sublime ».
Il vous est arrivé de déclarer – par exemple en 1996 dans un numéro de la revue Liber consacré à la littérature autrichienne –, que vous ne vous considériez « pas vraiment comme autrichienne ». Pourquoi ?
Je ne me souviens pas. Ça vient peut-être d’un malentendu car, au fond, je me vois absolument comme une romancière autrichienne et pas du tout, par exemple, comme une écrivaine allemande.
Pourtant, votre rapport à l’Autriche est compliqué. D’un côté, on a le sentiment d’une haine de ce pays, fréquente chez de nombreux autres Autrichiens, et, d’un autre côté, il semble que cette distance et cette ironie typiquement autrichiennes soient précisément ce qui vous donne une lucidité qui manque par exemple aux Allemands. Comment expliquez-vous cette ambivalence ?
Je crois que cela vient de la situation très spécifique de l’Autriche, de cette nation qui a hérité soi-disant malgré elle de ce que les nazis ont instauré. De cette prétendue « innocence », car on croit que nous avons été occupés par les Allemands contre notre gré. Nous étions « innocents » et, dès lors, nous le sommes toujours. Mais pour quiconque ayant grandi dans l’après-guerre, on saisit bien toute cette contradiction, cette ambiguïté. L’Autriche a en effet connu une très rapide dénazification, qui s’est vite arrêtée pour ne jamais reprendre. Je le répète : nous étions « innocents », etc. On nous a alors offert quelques traités ou conventions internationales, et notre innocence a été ainsi reconnue par écrit. Dès lors, toute personne retirant la couverture de ce lit de mensonges est vue comme quelqu’un qui salit la patrie. C’est mon cas. Les bien-pensants et les tenanciers du politiquement correct aimeraient d’ailleurs bien écraser toutes ces voix « poil à gratter » – l’extrême droite nous a même surnommés « la société de chasse gauchiste ». Aujourd’hui, nous en sommes là.
Que pensez-vous du mot de Billy Wilder selon lequel les Autrichiens seraient ce peuple qui a réussi à faire croire à tout le monde que Hitler était allemand et Beethoven autrichien ?
Oui, cette formule, je l’ai maintes fois entendue – elle a été attribuée à de très nombreuses personnes, pas seulement à Billy Wilder. Et je dois bien reconnaître qu’elle n’est pas totalement fausse. C’est certainement l’un des pays les plus corrompus de l’Europe de l’Ouest – l’Autriche n’est d’ailleurs pas vraiment un pays occidental, c’est là que commencent les Balkans, dont on parle souvent d’une manière péjorative. On tient peut-être une partie du problème… L’Autriche se voit toujours comme la terre des grands classiques (même si ceux-ci la méprisent), celle de Freud (quand bien même il en a été expulsé !) et de l’avant-garde (même si elle n’en est, au fond, pas forcément fière).
Peut-être est-ce une erreur de jugement, mais, derrière la noirceur de vos livres, il y a beaucoup d’humour. Comment expliquez-vous que de nombreux lecteurs ne perçoivent pas votre ironie ?
Je le revendique : oui, je suis un auteur comique. Je pense très sincèrement que mon œuvre est, dans l’ensemble, plutôt drôle. J’ai vécu toute mon enfance sous le joug de l’ironie. Mes parents la pratiquaient, je l’ai reprise et je peux difficilement désormais en faire abstraction, même lorsque j’essaie d’être sérieuse. Je crois même que l’ironie est un véritable organe. Certaines personnes l’ont, d’autres pas.
Quand avez-vous commencé à écrire vos premiers textes ?
J’ai débuté avec des poèmes. Pendant deux, trois ans, j’en ai ainsi écrit quelques-uns. Puis j’ai arrêté, pour ne jamais plus y revenir…
Quels sont les auteurs et les livres qui ont marqué votre jeunesse ? Ont-ils eu une influence directe et immédiate sur votre vocation d’écrivain ?
J’ai englouti pendant toute ma jeunesse énormément de classiques, de Goethe à Schiller en passant par la grande prose russe ou le théâtre. J’ai par la suite quelque peu délaissé tous ces classiques. Outre la musique, mon éducation a toujours été placée sous le signe du langage, mes parents étant des personnes très éloquentes, très précises et ironiques dans leur manière de s’exprimer. La parole empêchée – thème abordé par quelques-uns de mes collègues (notamment Franz Innerhofer avec son expérience de garçon de ferme) –, je ne l’ai pas vraiment connue.
Comment ont été reçues Les Amantes à leur parution en Autriche ?
Pour Les Amantes, je crois que l’accueil a été plutôt bon.
Et La Pianiste ?
Même chose. Mais ces deux livres n’ont, en réalité, pas vraiment bénéficié d’une reconnaissance ou d’une attention particulières. Les auteurs inconnus souffrent toujours dans leur entreprise littéraire. Mais je ne me rappelle pas très bien. C’était il y a si longtemps…
Nombre de vos admirateurs considèrent Enfants des morts comme votre chef-d’œuvre. Le voyez-vous comme tel ?
Chef-d’œuvre, je ne crois pas. Mais c’est sans doute mon livre le plus important. S’il y a un seul ouvrage que j’aie toujours voulu écrire, c’est bien celui-là.
L’adaptation controversée, signée Michael Haneke, de La Pianiste vous a-t-elle plu ? A-t-elle changé le regard qu’on porte sur votre travail ?
Oui, beaucoup. Il a réussi à faire de cette histoire un très beau film. Il a su donner de la chair aux personnages, là où je n’en avais pas mis. Michael Haneke a ajouté des choses à mon squelette initial, pour que les personnages ressemblent à quelque chose. Pour ainsi dire, il a découvert des vérités qui se cachaient dans le texte. Ce cinéaste a accompli un travail magnifique, puisqu’il a su ajouter une nouvelle dimension au langage. En cela, je dois bien reconnaître que le film a bel et bien changé la manière de percevoir mon texte.
D’ailleurs, le langage ne serait-il pas le vrai héros de vos livres ?
J’utilise le son de chaque mot comme s’il s’agissait d’une composition musicale. J’essaie aussi de révéler le caractère idéologique du langage, de le contraindre à lui faire sortir ses contre-vérités, et ce avec beaucoup d’humour.
En quoi le langage peut-il être subversif ?
Je le montre comme tel lorsque, par chance, il est contraint, bien malgré lui, de révéler des choses qu’il préférerait cacher. On va alors parler de « métalangage », au-delà de la seule maîtrise de l’apparence formelle.
Êtes-vous une provocatrice ?
Je n’aspire pas particulièrement à l’être. C’est pourtant manifestement l’avis de nombreuses personnes, qui ne peuvent pas supporter l’idée qu’une femme se permette tous ces excès dans sa parole. Vous savez, notre société est encore très patriarcale, bien plus qu’en France, où les féministes auraient pu faire bien mieux.
Elfriede Jelinek : une moraliste ?
Oui, on peut dire ça. Je suis certainement une moraliste, à ma manière.
Vous considérez-vous aussi comme un auteur féministe ?
Oh oui, je profite de l’occasion pour le revendiquer haut et fort. À l’étranger, je suis autorisée à le faire. En Autriche, on se moquerait de moi immédiatement. En effet, le féminisme y est pour ainsi dire mort, car il est devenu inutile. Les hommes et les femmes sont parfaitement égaux en droits. Mais, n’en déplaise à beaucoup, la réalité est bien différente. Les salaires sont, dans les faits, bien plus faibles pour les femmes, la garde des enfants n’est pas très bien organisée, et on pourrait multiplier les exemples allant dans ce sens. On ne parle jamais de tout le travail non rémunéré, des soins médicaux que prodiguent les femmes, ou de leurs ventres qui portent les enfants du pays et en assurent la future richesse. Oui, la prospérité du pays repose sur tout ce qu’on ne paie pas aux femmes, à travers tout ce qu’elles effectuent dans le cadre de la famille, du foyer. Si jamais on devait régler tout ça aux femmes, le pays serait condamné à la ruine.
Dès lors, les rapports entre les hommes et les femmes sont-ils forcément destructeurs ?
Je ne peux concevoir les relations sexuelles – dans le sens large du terme – entre hommes et femmes autrement qu’à l’image du système hégélien de maître à serviteur. Et cette répartition des pouvoirs s’est installée jusque dans les relations privées entre individus. C’est souvent de cette manière que je les ai décrites, à la grande joie de mes concitoyens. Ça m’a naturellement rendue, vous l’imaginez, très populaire…
La sexualité vous semble-t-elle une aliénation ou une forme de libération ?
Cette alternative me paraît trop réductice, trop abstraite. On ne se rend pas compte aujourd’hui de ce que fut l’invention de la pilule contraceptive, cette grande délivrance que j’ai personnellement connue. Il ne faut pas non plus oublier la libération sexuelle. Que représente-t-elle, dans des sociétés plus arriérées, où l’égalité des femmes et des hommes est loin d’être atteinte (et ne le sera peut-être jamais) ? Un moyen d’oppression et de contrainte ? Je songe à certains pays musulmans où les femmes sont brimées dans leur vie publique, n’ont pas accès à un emploi, et subissent le poids d’une sexualité écrasante.
L’essor de la pornographie vous fait-il peur ?
La pression mise sur les femmes fait de la sexualité une sorte d’épouvantail, qui dépasse tout. C’est un peu comme dans l’industrie du porno, de plus en plus colossale. Le sexe se retrouve ainsi partout, alors que dans les faits il n’est nulle part. En même temps, il est tout à fait naturel. Mais là où il est impossible de trouver un dépassement, il y a bien peu de plaisir.
Écoutez-vous de la musique en écrivant ? Si oui, quoi ? Cherchez-vous à retrouver, à travers votre langue, la musicalité de Schubert, par exemple ?
Aussi étrange que cela puisse paraître, je n’écoute pratiquement jamais de musique. Et jamais en travaillant. C’est bizarre, mais j’ai du mal à la supporter – et, pourtant, j’ai passé une grande partie de ma vie à essayer d’en jouer, puisque je suis musicienne de formation. J’aime toutefois la musique classique, et aussi Bob Dylan, Leonard Cohen et quelques autres chanteurs de ce genre.
Avez-vous le sentiment que votre écriture a changé depuis vos débuts ? Et le contenu de vos livres ?
Mon style a évidemment évolué, avec toutes ces années – mais c’est le cas chez pratiquement tout écrivain qui se respecte. On doit toujours mettre à l’épreuve sa manière de s’exprimer. J’ai d’abord touché, dans les années soixante, à des formes assez expérimentales [en particulier avec Bukolit-Hörroman – inédit en France, NDR], recyclant la mythologie de bazar – apprise en partie chez Roland Barthes –, les séries télé, les romans à l’eau de rose, etc. Mais je n’avais encore aucune expérience de la vie. Je suis passée d’un traitement quasi structuraliste au réalisme encore embryonnaire des Amantes, puis à un style et à une narration vraiment réalistes pour La Pianiste.
Lorsque vous avez terminé la première version d’un texte, la retravaillez-vous beaucoup par la suite ?
Oui, dans le travail, je suis facilement surmenée. Cela va très vite, et m’arrive très souvent. Je suis de nature nerveuse et inquiète, alors je peaufine sans cesse dès le début, jusque dans les moindres détails.
Établissez-vous un plan avant d’écrire un roman ? Et connaissez-vous déjà la fin lorsque vous commencez ?
Jamais. J’ai seulement au départ une vague idée de plan, de grandes lignes. L’écriture serait pour moi une activité très ennuyeuse si j’avais déjà tout le matériau et le déroulement dans la tête. Je me laisse guider par mon propre texte, qui me prend par la main. Et ça m’intéresse de voir où il veut me mener, pour ne pas dire me traîner…
Pourquoi mêlez-vous différentes sources d’écriture dans vos œuvres ? Une œuvre est-elle un collage ?
Je ne vois vraiment pas mes œuvres comme des collages. Je prends certes beaucoup de citations, tirées pour l’essentiel des grandes tragédies grecques, pour créer un effet de distanciation dans la langue. J’en parle en général comme de « piquets » que je plante dans le texte, et j’attends de voir où ils vont m’emmener. Un peu comme si vous frappiez un étudiant avec un bâton au moment où il va s’endormir (une chose qu’il ne faut, naturellement, jamais faire !), c’est juste un entre-deux, un intervalle. À la manière d’un rapace, je me jette sur un texte étranger et je lui arrache violemment les entrailles, que j’extrais du corps de ma proie. Ensuite, dès que ces différents morceaux d’organe touchent le sol, ils trouvent alors une nouvelle vie, ailleurs, hors de leur corps initial. En tous les cas, pour moi.
Lisez-vous la traduction de vos livres ?
J’essaie dans les langues – l’anglais, le français – que je connais un peu. Trop peu, hélas : comme je ne voyage pas, mon usage de ces langues est de plus en plus rouillé. Mais je regarde, je vérifie le ton et l’habileté du style.
La question de la traduction est importante, car, comme vous l’avez expliqué, vous utilisez de nombreux jeux de mots, difficilement adaptables dans une autre langue…
Il est très important pour moi que le traducteur tente de les garder, ou d’en faire lui aussi, même si c’est à un autre endroit que dans le texte original.
Vous avez traduit Feydeau et Labiche, qui peuvent sembler très loin de votre théâtre. Qu’aimez-vous chez ces auteurs ? Et que vous ont-ils appris ?
Contrairement aux apparences, ce sont des auteurs qui ne sont pas si éloignés que ça de mon univers. Tous deux se sont montrés particulièrement acides et tranchants dans la description de la société de leur époque. Il n’y a pas eu, je crois, de meilleurs satiristes de la bourgeoisie du 19e siècle. J’aime beaucoup les comédies – et ce furent des maîtres en la matière. J’ai aussi une grande passion pour Oscar Wilde – que j’ai aussi traduit –, pour son sens mordant de l’ironie. C’est même un précurseur des théories de l’inconscient, bien avant Freud, qui a su révéler toute l’hypocrisie du monde. Tous ces auteurs m’ont beaucoup appris, et pourraient encore m’apprendre des choses. Leurs dialogues sont époustouflants, et ils savent passer d’une scène à l’autre avec une sidérante rapidité (bien avant le cinéma burlesque). Malheureusement, je ne peux pas en tirer de leçon en termes de mise en scène, car je n’ai pas vraiment la pratique du théâtre.
Envisagez-vous différemment l’écriture d’un roman et celle d’une pièce de théâtre ? Et pensez-vous déjà à la représentation lorsque vous écrivez une pièce de théâtre ?
Oui, ce sont deux approches complètement différentes – même si certaines de mes pièces relèvent, j’en conviens, d’une prose n’ayant guère de rapport avec les règles traditionnelles de l’écriture dramatique… Mais, pour moi, la séparation est très claire : certains textes sont créés pour être montés, ils ont besoin de l’oralité, d’être interprétés, incarnés de différentes façons – pour le meilleur et pour le pire. Ils sont délivrés collectivement, et peuvent être sujets à discussion immédiate. Mes autres travaux, ceux qui sont en prose, existent sans cette expérience. La seule lecture suffit.
Qu’est-ce que le théâtre permet et que le roman ne peut pas faire ?
Mais on peut tout faire avec les deux ! En ce qui concerne ma prose, je suis la seule et l’unique responsable. Mais lorsqu’il s’agit d’une pièce, elle est le fruit de la collaboration entre un dramaturge, un administrateur, un metteur en scène, des comédiens, etc. La pièce a besoin d’être jouée, alors que le texte à proprement parler se suffit à lui-même. Ce n’est pas plus compliqué que ça. Je suis bien consciente qu’une pièce n’est rien sans le travail de toutes les personnes qui la créent pour la première fois sur les planches. En même temps, on peut très bien lire un texte comme Winterreise en faisant abstraction de toute idée de représentation. C’est différent. Ainsi, chacun peut imaginer son propre spectacle, dans sa tête. Malheureusement, mon œuvre dramatique n’a que trop rarement été lue en dehors des ateliers « littérature et théâtre ».
Pourquoi vous concentrez-vous sur ces longs monologues ? D’une certaine façon, ces pièces de théâtre sont-elles aussi des romans ?
Je crois avoir déjà répondu. Les actions des personnages ont besoin de ces longs monologues, qui peuvent partir dans tous les sens, comporter des contradictions ou des contre-arguments lors de certains passages, et ainsi assumer cette part dialectique. Je sais que les gens attendraient quelque chose de moins abstrait dans mes pièces. J’écris avant tout sur le fond des choses, pas pour me faire plaisir mais pour les gens, mais ceux-ci s’intéressent surtout à l’intrigue.
Vous évoquez notamment dans Winterreise le scandale autour de la banque Hypo Group Alpe Adria, grosse affaire politico-financière qui défraya la chronique en Allemagne et en Autriche. Peut-on y voir un symbole de notre époque ?
Je ne peux pas vraiment répondre. Ainsi posée, cette question me semble bien trop générale. Mais cette affaire, c’est vraiment la saloperie d’une clique où tous les protagonistes se protègent les uns les autres – je crois qu’il y a ici quelque chose de très provincial, avec tous ces notables qui peuvent faire impunément n’importe quoi, sans que les pouvoirs publics locaux viennent leur chercher des noises. Pour moi, non, ça ne peut pas et ne doit pas être un symbole de notre temps. Ça n’en est pas moins, hélas, un révélateur. Ces mêmes grosses cochonneries vont recommencer ailleurs, et nous ne les verrons même pas. Comme si c’était un tour de passe-passe, dont nous sommes les spectateurs crédules. La société continue de distribuer des dividendes, un petit quelque chose pour les actionnaires, qu’on nous vole de manière dissimulée, par-derrière. Aujourd’hui, les riches restent entre eux, et les pauvres n’ont pas plus de chance que par le passé.
Comment la mort de Jörg Haider, leader du FPO puis du BZO [formations autrichiennes d’extrême droite, NDR], décédé en 2008, et les révélations posthumes sur sa vie privée, son homosexualité, notamment, ont-elles été vécues en Autriche ?
C’est évidemment difficile d’en parler seulement en quelques mots. Pour ses partisans, ce fut un immense choc. Que les choses soient claires : j’étais son ennemie acharnée, et c’était réciproque. Cette nouvelle extrême droite autrichienne me paraît bien plus stupide et primitive que l’ancienne. J’ai été l’une des premières à le souligner. Je ne parle pas du fait que Jörg Haider était gay. Il a toujours été clair sur le sujet, ce serait banal – sauf à analyser son art de la séduction, très érotique, qu’il a cultivé et entretenu. C’est d’ailleurs intéressant sur ce que ça révèle de l’Allemagne et de l’Autriche, où on a le culte de l’« amitié virile », soit une forme d’« homo-érotisme » qui exclut les femmes.
En France, nous avons beaucoup parlé cette année de Claustria de Régis Jauffret, libre évocation de l’affaire Josef Fritzl. Avez-vous entendu parler de ce livre [qui paraîtra en Allemagne et en Autriche à l’automne] ?
Bien sûr, j’en ai entendu parler, mais je ne l’ai pas encore lu. Personnellement, je ne me serais jamais permis de m’enfoncer si profondément dans la cave – jamais je n’aurais osé… Mais je dois reconnaître que je ne pourrai jamais m’ôter de la tête ce qui constitue LE crime du siècle dernier. Je crois que je ne peux pas écrire sans effleurer sous une forme ou une autre la question de la monstruosité. Mais si je devais écrire un jour tout un roman sur un tel sujet, je pense que je ne pourrais pas. En l’état des choses, ça m’intéresserait davantage d’écrire sur le destin de la pauvre Natascha Kampusch [brièvement évoquée dans Winterreise, NDR], que certains ont publiquement traitée de menteuse, avançant qu’elle aurait pu à tout moment s’enfuir. Ça, pour moi, c’est un véritable scandale. C’est une sorte de perpétuel assassinat, de nouvelle horreur qu’on ajoute à la vie de cette jeune femme à qui on a tout de même volé la moitié de son enfance et une partie de sa jeunesse. J’en arrive même à avoir l’impression que les gens regrettent que le coupable ne l’ait pas assassinée. Pour cette raison, je la prends immédiatement sous ma protection (une protection certes douteuse, quand on connaît ma littérature).
Au fond, écrire, est-ce votre manière de faire de la politique ?
J’ai toujours considéré mon travail comme un acte politique, mais pas forcément dans le sens du KPO [Parti communiste autrichien]. J’en ai été membre, et j’ai œuvré comme militante afin qu’il dépasse la barre des cinq pour cent et puisse avoir des représentants au Conseil national. Sur le plan de la politique sociale, l’Autriche est un pays profondément ancré à droite, pour lequel j’ai essayé, avec mes moyens, de donner un coup de barre à gauche. Comme un mal nécessaire. Mais ça n’était rien d’autre qu’une illusion. Quand j’ai vu que le Parti ne pourrait pas faire grand-chose avec l’art (nous étions alors quelques-uns à avoir imaginé une création politique, et je m’étais remise à l’alto, même si ça ne devait pas être très beau à entendre…), et qu’il serait toujours composé d’apparatchiks (d’obédience moscovite), je me suis dit qu’il n’y avait plus rien à en attendre. C’était fini pour moi. Je crois que j’aurais pu le comprendre bien plus tôt mais je suis parfois très lente à la détente.
Quels sont vos projets littéraires ?
J’étudie actuellement la Tétralogie de Wagner, au sujet de laquelle je suis en train d’écrire un essai – qui ressemble peut-être davantage à une pièce de théâtre. Je me suis aussi penchée sur la catastrophe nucléaire de Fukushima. À l’occasion de son anniversaire, j’ai ajouté un épilogue artistique à ma pièce musicale Kein Licht. Maintenant, je pense m’intéresser au milieu de la mode, puis je vais retourner à la prose. Et ça sera un jour la fin…
Vous ne vous êtes pas toujours montrée tendre avec la culture populaire. Que lui reprochez-vous ? Ne peut-elle pas être, elle aussi, une forme d’avant-garde ?
C’est pourtant quelque chose qui m’a toujours intéressée. Je lui ai même consacré deux livres, Wir sind Lockvögel, Baby ! et Michael. Ein Jugendbuch für die Infantilgesellschaft [en français : « Nous sommes des attrape-nigauds, baby ! » et « Michael, un livre-jeunesse pour une société infantile », NDR], dans lesquels j’évoquais – certes de manière très critique – le pire de la culture populaire, notamment les séries télévisées des années soixante. Mais celles que l’on peut voir aujourd’hui n’ont rien à voir, qu’il s’agisse des Soprano, The Wire, Boardwalk Empire ou Mad Men. Je crois même qu’on tient avec ces productions les Balzac du 21e siècle. Je suis absolument enthousiaste devant toutes ces nouvelles séries, qui relèvent, oui !, de la grande littérature. Je le dis sans la moindre ironie. Les temps changent !
Enfin, regardez-vous les compétitions de ski alpin à la télévision ? Ou d’autres compétitions ?
Le sport ne m’intéresse pas du tout. Mais, à l’occasion, je regarde volontiers la retransmission d’une descente. Et, surtout, je ne rate jamais – que ce soit aux Jeux olympiques ou aux championnats du monde – la finale du 100 mètres. Parce que ça ne dure pas très longtemps… J’ai grandi sans la télévision, et mes premiers souvenirs du petit écran remontent aux victoires du skieur Toni Sailer aux JO, que j’avais le droit de regarder chez un camarade de classe. Exceptionnellement.