Transfuge, septembre 2005, par Myriam Anissimov

« Nelly Sachs, une vie sous la menace »

En 1907, Selma Lagerlöf, célèbre romancière suédoise, future lauréate du prix Nobel 1909, reçut la lettre d’une jeune admiratrice qui venait de lire La Saga de Costa Berling. Âgée de seize ans, la demoiselle qui vivait à Berlin se nommait Nelly Sachs. Elle était l’auteur de quelques poèmes et textes en prose.

Cinquante et une années plus tard, l’Académie suédoise lui décernerait à son tour le prix Nobel de littérature, récompense qu’elle partagerait avec le romancier israélien de langue hébraïque, Samuel Joseph Agnon. Nelly Sachs était la première femme de lettres juive à recevoir cette distinction. À la noble assemblée qui venait de consacrer leurs œuvres, cette femme timide déclara, non sans arrogance : « Agnon représente l’État d’Israël. Je représente la tragédie du peuple juif. » En disant cela, elle n’avait pas voulu signifier que son œuvre était supérieure à celle d’Agnon, qu’elle n’aimait d’ailleurs pas. En prononçant cette phrase lapidaire, elle avait voulu attirer l’attention de l’assistance sur le sens qu’elle donnait à sa poésie, aux drames religieux qu’elle avait écrits. De fait, Nelly Sachs avait voué sa vie au « peuple juif assassiné », s’il m’est permis d’emprunter cette formule à Itzhak Katzenelson, le grand poète juif de langue yiddish, gazé à Auschwitz, auteur d’un chef-d’œuvre, Le Chant du peuple juif assassiné, écrit au camp de concentration de Vittel.

S’expliquant sur ses écrits, qu’elle désignait par le mot « choses » (en allemand « Sachen »), Nelly Sachs affirma : « J’ai constamment tenté d’élever l’indicible à un niveau transcendantal, afin de le rendre supportable dans cette nuit de la nuit, pour donner une idée de la sainte obscurité dans laquelle la crainte et la tristesse demeurent cachées. »

Léonie Sachs était née le 10 décembre 1891 à Berlin dans une famille juive de la bourgeoisie berlinoise assimilée, qui habitait une élégante demeure près du Tiergarten. Assez fortunés, Margarete et William, ses parents, confièrent d’abord l’éducation de leur fille unique à l’école privée Dortheen-Schule, dans le quartier de Moabit.

À cause de sa santé délicate, Nelly reçut à partir de 1900 les leçons de précepteurs à domicile. La petite fille rangée étudia la musique et la danse. La maison ne manquant pas de bibliothèques, le goût de la lecture fut inculqué très tôt à la fillette, qui fut ensuite à nouveau inscrite dans une école privée, fondée par Hélène Aubert, dont l’enseignement exerça sur elle une puissante influence.
Selma Lagerlöf ne laissa pas la lettre de son adoratrice sans réponse. Une abondante correspondance s’ensuivit entre Stockholm et Berlin. Au mois de novembre 1921, Nelly Sachs eut la joie d’envoyer à Selma Lagerlöf son premier recueil inédit et dédicacé, Légendes et Récits. Ces textes, assez conventionnels, trahissent l’influence du mysticisme juif et chrétien, mais surtout de la poésie romantique de Hölderlin et de Novalis.

Extrêmement réservée et fragile, Nelly Sachs se montra incapable de se détacher de sa mère, qui la couvait. Sa mélancolie s’aggrava lorsqu’elle s’éprit d’un jeune homme qui allait être assassiné par les nazis. Cet amour inspira à Nelly Sachs de nombreux poèmes. Walter Berendsohn, un de ses amis, décrit ainsi « le fiancé défunt » : « Il n’était pas juif, et n’était pas issu d’une bonne famille. Il appartenait à un réseau de résistance contre le nazisme. Il fut torturé sous mes yeux, puis exécuté. » Nelly Sachs devait ne jamais se marier.

Les poèmes de Nelly Sachs furent publiés pour la première fois dans Die vossiche Zeitung, à Berlin en 1929. Un an plus tard, William Sachs, son père décédait. Inconsolable, elle lui dédia un cycle de poèmes, Mélodies silencieuses, qui demeure inédit. Nelly vécut désormais avec sa mère jusqu’à la mort de cette dernière, en 1950.

Quelques poèmes parurent dans le périodique berlinois Berliner Tagesblatt entre 1933 et 1936. Puis, jusqu’en 1939, son travail fut exclusivement publié dans des revues juives, à cause des lois antisémites de Nuremberg, promulguées en 1934. Deux cycles parurent : Mélodies de la Bible et Chants de l’adieu, ainsi que des pièces pour marionnettes et Chélion, une histoire d’enfance.
Après la Nuit de Cristal, les Juifs d’Allemagne furent déportés à Dachau, puis dans les camps d’Europe orientale. La famille de Nelly Sachs disparut dans la Shoah. Expulsée, cette dernière se vit obligée de louer un appartement de sa maison à Paul Hofmann, le futur commandant du camp d’extermination de Maidanek. Avant qu’elle ne parte dans un camp à son tour, son amie Gudrun Harlan décida de partir pour la Suède afin d’intercéder auprès de Selma Lagerlöf et du prince Eugène, frère du roi. Elle obtint que Nelly Sachs et sa mère fussent accueillies sur le sol suédois. Les deux femmes arrivèrent par avion à Stockholm le 16 mai 1940. La communauté juive mit à leur disposition une pièce et une cuisine dans la maison du Bergundsstrand 23. Les deux femmes allaient y vivre jusqu’à leur mort. Nelly qui prenait soin de sa mère le jour, écrivait la nuit.

S’étant familiarisée avec la langue de son pays d’adoption, Nelly Sachs effectua ses premières traductions de poésie suédoise. C’est désormais de cette manière qu’elle assura sa subsistance. Elle traduisit en allemand une anthologie de la poésie suédoise, sous le titre De Vague et de granit, mais ses deux premiers cycles de poèmes écrits à Stockholm ne furent pas édités.

Nelly Sachs sortit peu à peu de son isolement lorsqu’elle rencontra le poète suédois Johannes Edfel, qui l’aida à faire publier quelques poèmes dans une revue.

Pendant les années de guerre, Nelly Sachs connaît une intense période de création, au cours de laquelle elle élabore sa nouvelle langue poétique. À l’instar de son ami Paul Celan, elle va refonder la langue des assassins. Tous deux, en introduisant dans la langue allemande l’apport hébraïque, auront relevé le défi de Theodor Adorno qui avait affirmé que toute éloquence, toute poésie seraient impossibles, barbares, après Auschwitz. Primo Levi avait reformulé ainsi la phrase : « Après Auschwitz on ne peut plus écrire de poésie que sur Auschwitz. »

Au lendemain de la Shoah, Nelly Sachs accepte la publication de son œuvre en refusant toute réédition de ses écrits antérieurs à la guerre. Tout ce qu’elle écrit est marqué par le mysticisme juif, par la tragédie de l’anéantissement, ainsi qu’en témoignent les titres de ses poèmes – Dans les demeures de la mort, Route vers le néant de toute poussière, Même ce soleil est apatride, Les Cheminées de pierre – et un texte autobiographique sur la peur dans les dernières années vécues à Berlin – Vie sous la menace. Un de ses plus célèbres poèmes, ô les cheminées, commence ainsi :

Ô les cheminées
Sur les demeures de la mort si bien imaginées
Quand le corps d’Israël monta dissous en fumée au travers de la fumée
Comme une étoile qui devint noir…

Elle découvre les conférences d’Hugo Bergmann sur les grands philosophes du judaïsme, rencontre Lenke Rothmann, jeune femme peintre d’origine hongroise, survivante des camps, entretient à partir de 1957 une correspondance très intense avec Paul Celan, lit les contes hassidiques, la Bible, le Zohar, la Kabbale.

Survient la mort de sa mère, en 1950. Nelly traverse une grave dépression. D’autres crises prendront un caractère paranoïaque, si bien qu’elle sera hospitalisée pendant de longues périodes dans des hôpitaux psychiatriques. Ces épisodes délirants, que Nelly Sachs qualifie d’ « effroyables » dans ses lettres à Paul Celan, se poursuivront jusqu’à sa mort. Cependant, malgré la maladie psychique, malgré un cancer auquel elle succombera, Nelly Sachs continuera d’écrire, notamment des poèmes scéniques d’inspiration juive et biblique :

Eli, mystère de la souffrance d’Israël
Abraham dans les déserts de sel
La chute de Samson traverse les millénaires
En vain sur un bûcher
Qu’est-ce qu’une victime ?

La Suède accorde à Nelly Sachs la nationalité suédoise en 1953, l’Allemagne découvre son œuvre et lui décerne en 1960 le prestigieux prix Droste de la ville de Meersburg. Pour le recevoir, Sachs accepte de se rendre pour la première fois dans son pays natal depuis son émigration, mais ne reste qu’une journée sur le sol allemand, avant de rejoindre Paul Celan à Zurich. Ils se retrouveront quelques jours plus tard à Paris. Au retour de ce séjour exaltant à Paris, durant lequel Nelly Sachs séjourne chez Paul Celan et sa femme Gisèle Lestrange, elle sombre dans la dépression et est hospitalisée pour la première fois dans un service psychiatrique. En même temps que sa notoriété ne cesse de grandir.

Nelly Sachs se voit décerner le prix Nobel de littérature le 10 décembre 1966, puis est faite citoyenne d’honneur de la ville de Berlin l’année suivante. Malgré cette reconnaissance internationale, Sachs est à nouveau hospitalisée dans un hôpital psychiatrique. La maladie l’accable : infarctus en 1967, nouvelle hospitalisation dans une clinique psychiatrique en 1968, opération d’un cancer au printemps 1969. Au terme de plusieurs séjours à l’hôpital, Nelly Sachs devient grabataire. Autour du 20 avril 1970, Paul Celan se suicide en se jetant dans la Seine ; le 12 mai suivant, Nelly Sachs meurt à Stockholm. Elle avait peu de temps auparavant écrit à son cher Celan, dont l’œuvre est aussi née de la Shoah : « Nous vivons tous deux au pays invisible. » Dans la solitude et l’exil, elle avait noté en 1956 : « Le plus haut souhait sur terre : mourir sans être assassiné. »