Entretien avec François Maspéro
Extrait du dossier Œil de la lettre spécial Didier Daeninckx, réalisé par la librairie Les Cahiers de Colette, 1994.
François Maspero : Le métier d’écrivain : qu’est-ce que cette expression évoque pour vous ?
Didier Daeninckx : Quand je faisais le métier d’imprimeur, c’était une préoccupation qui se limitait à la journée de travail et elle s’accompagnait toujours d’une aspiration à autre chose. En revanche, le métier d’écrivain tel que je le pratique depuis dix ans se confond complètement avec ma vie. Je ne fais pas de différence entre ce que je vis et l’écriture. Je sens toujours une nécessité de rencontrer d’abord dans la vie les problèmes qui vont se poser dans le roman. L’écriture et la vie font un bloc. Avant, la vie commençait après le travail. Aujourd’hui, toutes les expériences quotidiennes se confondent : les balades pour aller faire les courses, ce que me raconte ma fille de l’école, la lecture des journaux, la télévision, tout ce que je fais peut devenir de la matière romanesque. C’est une quête à longueur de journée.
Mais est-ce un métier qui s’apprend ?
J’ai connu deux moments d’apprentissage de l’écriture. Le premier se situe en 1977. À l’époque, comme beaucoup de monde, j’étais dans une déprime absolue, je n’arrivais plus à me lever pour aller au travail, la carcasse refusait de suivre le mouvement. Si je m’en suis sorti, c’est en devenant pour la première fois écrivain, et rien que cela, pendant quatre mois. J’ai écrit un très mauvais roman, Mort au premier tour. Ce livre a été avant tout une manière de pouvoir continuer à vivre. Chaque mot que j’écrivais, chaque tiret que je mettais étaient un apprentissage. Je n’avais jamais rien écrit, avant, qui dépassait la page, et tout d’un coup je me trouvais affronté à la longue durée : je ne savais pas comment un personnage ouvrait une porte, comment il parlait, comment il prenait la parole, je ne savais pas comment dire les couleurs, comment commencer un chapitre, comment le terminer, bref je ne savais absolument rien faire. Quatre mois d’enfer. Mais je crois que là, j’ai appris véritablement : j’essayais de trouver des solutions et, même si je ne les trouvais pas toujours, au moins les vrais problèmes m’apparaissaient par centaines. Ensuite, le livre est resté inédit pendant cinq ans : il a été refusé par neuf éditeurs avant d’être accepté par Le Masque. Pendant ce temps, j’ai totalement arrêté d’écrire. Et quand la publication de mon roman m’a redonné l’envie d’en faire un autre, je me suis aperçu que beaucoup de problèmes étaient résolus. Par la lecture, par le fait que le cerveau continue à travailler. Quantité de choses qui m’apparaissaient insolubles étaient devenues de l’ordre de l’évidence. La peur de la page blanche ne s’est plus posée : je sèche comme tout le monde, mais ce n’est pas un blocage.
Le deuxième moment, c’est en 1985, quand j’ai abordé une autre forme littéraire : la nouvelle. Je n’écrivais pas de nouvelles, on disait que c’est la forme la plus difficile, je croyais que c’était vrai. Un jour on m’en a demandé une, et j’ai mis un mois à écrire une dizaine de pages : Le Point de vue de la meurtrière, l’histoire d’un poilu de 14-18, dans une casemate, qui voit défiler le monde par cette fente étroite. De parvenir à faire entrer le monde entier par la meurtrière et à tout faire tenir dans dix pages, m’a complètement décrispé.
Hors ces deux moments, mon fonctionnement c’est l’obsession. C’est de penser des semaines et des mois à un sujet, des personnages, une histoire, puis de laisser les choses, la vie de tous les jours m’apporter des éléments de réponse, des petits morceaux de scotch entre des personnages… Et quand le roman est prêt dans ma tête, je me mets au travail pour écrire. Il y a des cas où la mise en tête s’est faite en un mois, après quoi le roman s’est écrit dans la foulée. D’autres où, comme maintenant, cela fait trois ans que j’ai un projet de roman, c’est une préoccupation constante…
Avez-vous pensé, dans votre adolescence, que vous écririez des livres ?
Non. Tout simplement par prédestination sociale. La famille, le milieu… Moi j’étais formaté, comme on dit maintenant, pour les ordinateurs, pour devenir instituteur. Pour un fils d’ouvrier, instituteur, c’était la voie royale, on m’avait mis ça dans la tête. Je me suis rebellé. Du coup, aux yeux des autres, j’étais un échec et on m’a mis sur la voie de garage : les classes de comptabilité. Je me suis fait virer le jour de la rentrée en première, et je suis devenu imprimeur à seize ans et demi en apprenant le métier sur le tas. Ce qui fait que, quand je regarde dans le rétroviseur, je vois que je ne me suis pas posé de questions : à aucun moment je n’ai choisi un métier.
En plus, je suis arrivé en pleine crise de l’imprimerie : depuis cinq cents ans on répétait les mêmes gestes, et soudain on cassait tout et les cinq cents ans d’histoire s’envolaient. Au bout de dix ans, quand je me suis enfin posé la question de ce que j’aurais véritablement voulu faire si j’avais eu le choix, si la pression sociale n’avait pas été ce qu’elle avait été, je me suis rendu compte que c’était quelque chose que j’avais toujours réprimé : être journaliste. Mais j’avais déjà près de trente ans et le métier de journaliste, ce n’est pas comme celui d’écrivain. Être écrivain, cela passe essentiellement par la vie, les lectures, les amis. Journaliste, cela passe par une école, par une reconnaissance sociale…
Je suis quand même devenu journaliste en 1978, pour trois ans, mais journaliste « localier ». Dans le journal qui couvrait la région d’Aulnay, Sevran, Villepinte : la circonscription du député-maire communiste d’Aulnay, Robert Ballanger.
Le journaliste localier, c’est un personnage qui revient dans vos livres.
Oui, dans Play-back, dans Le Bourreau et son double qui se passe dans une ville que j’ai appelée Courvilliers mais qui, en fin de compte, est Villepinte. Quand je ne couvrais pas les élections, je rédigeais des dizaines d’articles sur l’assainissement, la rentrée scolaire, la construction, l’écologie, les accidents : je faisais moi-même les photos. J’écrivais quatre-vingts pages par mois. Cela m’a apporté énormément : je devais rester attentif et curieux pour les choses les plus prosaïques. Même si c’était l’usine à écriture, dans chaque article je cherchais un angle différent, je voulais intéresser le lecteur : je devais faire un véritable travail de composition et de structure. J’ai appris à faire en sorte que chaque page contienne une multitude d’histoires, un fourmillement de personnages, des arrière-plans, etc. J’ai gardé ce souci : toute page d’un roman doit être composée avec des arrière-plans, des personnages secondaires, pour donner un tableau très vivant.
Pendant trois ans j’ai tourné sur ces villes, tous les jours de neuf heures du matin à six heures du soir : normalement on devrait se lasser… Mais en fait on découvre des choses fantastiques. On croit connaître l’histoire d’une ville et d’un seul coup des choses remontent… Par exemple, à Villepinte, le maire communiste élu en 1935 n’existait pas dans l’histoire de la municipalité, parce qu’il n’avait pas accepté le pacte germano-soviétique : il y avait, comme ça, le non-dit. En travaillant le passé, on s’apercevait que les tensions de l’époque n’étaient pas éteintes : on découvrait toutes sortes de traces qui continuaient à cheminer entre les gens. À partir d’une anecdote apparemment désuète, tout un pan d’histoire, très beau, remontait. C’était cela qui me plaisait : gratter pour voir derrière, dégager la force du souvenir. […]
Vous disiez que l’apprentissage du métier d’écrivain passait par les lectures et les amis…
À partir de treize ans, j’ai été un lecteur boulimique. Dans la cité où j’habitais avec ma mère, il y avait tout une vie militante : des groupes de défense contre l’OAS – c’était la fin de la guerre d’Algérie –, par exemple. Beaucoup de réunions se tenaient au-dessus de chez nous, chez un ouvrier qui faisait la collection complète du Livre de Poche. Dans les familles que je connaissais, plus de quinze livres à la maison, c’était rare. Lui, il en avait des centaines et en achetait cinq ou six tous les mois. Il me laissait prendre ce que je voulais.
Les choses sont restées mêlées de cette manière. Quand plus tard j’ai milité dans les mouvements contre la guerre du Vietnam, des amitiés se sont nouées : par exemple avec un garçon de deux ou trois ans mon aîné, Denis Fernandez Recatala, qui habitait le quartier du Landy, à Aubervilliers. Il m’a fait partager sa passion pour l’histoire du mouvement surréaliste, la lecture de Brecht (nous voulions appliquer les méthodes de propagande de Brecht dans notre lutte). Par la suite, je l’ai moins suivi sur le terrain de Tel Quel, ou de Change. Je n’étais pas attiré par la spéculation et la théorie, et les enjeux de ces textes-là me laissaient indifférent. En revanche, le dadaïsme, le surréalisme, la provocation, j’étais en plein accord. J’ai toujours voulu trouver dans mes lectures quelque chose d’utile, une préoccupation, des résonances communes. C’était le cas, particulièrement, chez Desnos : ses poèmes résistants, sa passion de Paris… Il y a eu aussi le choc de la découverte de Queneau, que je relis toujours : Pierrot mon ami, Loin de Rueil. En même temps, j’étais passionné par le roman noir américain : deux pôles qui pour moi se conjuguaient bien.
Et dans la bibliothèque de votre voisin ouvrier, quelles ont été vos lectures importantes ?
Il y a eu certainement Zola. D’ailleurs, au risque de le faire se retourner dans sa tombe, je dirai que si j’ai aimé Aragon, c’est dans son côté continuateur de Zola… toute la série du « Monde réel » : le projet de prendre une famille, une série de classes sociales, les bouleversements d’une société, de vies. J’ai lu Balzac, j’ai aimé Martin Eden de Jack London, Les Thibaud de Roger Martin du Gard. Et Dos Passos : j’étais passionné par cette manière qu’il a de balancer la vie crue dans le roman, d’élargir le champ littéraire, et qui n’est pas du tout épuisée. La fin des années soixante, c’était aussi la publication en livres de poche de Miller…
Et Céline ?
La lecture de Voyage au bout de la nuit a été un grand moment, mais j’ai mis du temps avant d’y arriver : le personnage politique masquait trop l’écrivain.
En écrivant votre premier roman, Mort au premier tour, vous le voyiez d’emblée comme un roman policier ?
Oui. Parmi tout ce que je lisais, le roman policier m’offrait cette proximité avec la réalité : j’avais envie de travailler dans cet espace-là. La lecture du roman contemporain français, du Nouveau Roman, de Tel Quel, était totalement décourageante. À côté, je lisais dans la « Série Noire » des auteurs américains – de Dashiell Hammett à Chester Himes – où il y avait de véritables personnages, de véritables histoires et, grâce à leur dynamique, une découverte de tout un champ social qui venait se placer de façon tout à fait naturelle sous les yeux, dans la tête du lecteur. Des écrivains français essayaient de faire la même chose : Manchette, Vautrin. Je me suis dit que c’était dans cet espace de la « Série Noire » qu’il était possible de contourner l’interdiction du roman qui planait comme une loi depuis les surréalistes jusqu’à Tel Quel. […]
Puisque nous sommes dans le domaine du roman policier, il faut parler de Simenon…
Ce que j’aime chez lui, c’est tout cet univers du Nord – mon origine belge –, le monde des canaux, de la brume, des personnages isolés. Sa science du dialogue aussi, qui est fantastique. Une de ses limites, dans beaucoup de romans – je ne parle pas des grands, comme Le Fantôme du chapelier – tient au fait que Maigret est un personnage véritablement monomaniaque, et tout est ramené à lui, centre de l’enquête. Et puis il y a chez Simenon une obsession antisémite, semblable à celle de Céline, insupportable.
Dès Mort au premier tour, apparaît l’inspecteur Cadin, que l’on retrouvera dans le roman suivant, Meurtres pour mémoire qui se passe autour de la manifestation des Algériens à Paris, le 17 octobre 1961.
Au départ de Meurtres pour mémoire, je n’avais pas en tête la manifestation du 17 octobre mais celle de Charonne, un peu plus tard, pour la paix en Algérie. Tout simplement parce que toute ma famille y avait participé et que, dans la cité où nous habitions, une voisine avait été tuée à Charonne. À douze ans, la mort entrait pour la première fois directement dans ma vie, et c’était celle d’une femme assassinée par la police. C’est en parlant avec les gens que le travail s’est décentré pour se porter sur le massacre du 17 octobre. Pendant sept mois je suis allé sur place, je refaisais le trajet des manifestants, je regardais la disposition des lieux, les portes, les marches, tout ce qui devait nourrir le texte. J’ai rencontré des participants, j’ai lu les témoignages, la cinquantaine de lettres recueillies par le FLN. Mon beau-frère, kabyle, tenait un restaurant et interrogeait ses clients sur leurs souvenirs. Ensuite, j’ai dû apprendre à travailler à la Bibliothèque Nationale : les tracts, les affiches… Tout un travail d’imprégnation.
L’autre volet du livre, c’était Drancy, sous l’occupation : je suis allé à la cité de la Muette, j’ai lu les livres qui avaient été écrits sur la manière dont elle avait été construite, comme une cité radieuse consacrée à l’avenir du prolétariat, pour comprendre comment elle avait pu devenir ça : une caserne pour les gardes mobiles et un camp de concentration pour les Juifs. Personne n’a encore vraiment fait un travail là-dessus, sur ce malheur des cités. Il y a, chez les architectes, une volonté de tabou, de ne pas établir le lien. […]
Vous donnez cette impression de ne pouvoir passer dans un lieu sans vous interroger sur tout ce qui n’est pas visible de son histoire, de celle des gens qui le peuplent, sur la mémoire cachée et sur l’oubli dont le présent est fait.
J’ai cette envie de redonner une présence aux gens qui m’ont précédé et que j’aime bien. Ils ont laissé des traces fortes, mais ils n’ont pas pu s’exprimer : de ce fait, on leur a un peu volé leur vie. Planter, comme Cadin, mes ongles dans des morceaux de réalité.
Je ne comprends pas comment des événements majeurs, par exemple l’effondrement massif du mythe fondateur ouvrier de la sidérurgie, ont donné si peu d’idées aux cinéastes et aux romanciers. Des choses essentielles de notre histoire se passent dans le silence, dans la ouate. Avec trois mots, trois petits reportages vite faits à la télévision, on procure l’impression que toutes les cases sont remplies, tout est dit, tout est clair.
Le texte sur lequel je travaille en ce moment concerne un personnage dont le père est un exilé tchèque arrivé en France en 1952. Lui n’est jamais allé en Tchécoslovaquie, il ne connaît pas la langue. Il arrive donc dans un pays qui lui est proche mais complètement étranger, et il va chercher les raisons pour lesquelles son père s’y est senti si bien dans les années d’après-guerre – au début du communisme – et si mal après. C’est cela, ma problématique en ce moment. Je suis dans une période où je cherche à savoir ce qui a motivé tant d’élans, ce qui reste vrai de tant de combats qui ont été menés, de tant d’idées : ce qui est encore vivable, ce qui a encore un sens pour nous. […]
Et cette idée que la lecture est utile, cette idée d’un monde sauvé par la lecture, qui a animé des générations de militants, est-ce quelque chose qui existe encore aujourd’hui ?
J’en suis convaincu. Regardez ce que fait une librairie comme Folie d’Encre à Montreuil : un travail sur la ville qui touche des centaines de lecteurs passionnés. Je rencontre des gens d’une diversité incroyable. C’est vrai : l’écriture, la lecture restent un lieu de résistance.
Aubervilliers, 1994