Entretien avec Françoise Kerleroux
« Je la connais, mon histoire des massacres, jeune homme »
Françoise Kerleroux : Didier Daeninckx, je me souviens de la surprise que j’ai éprouvé une nuit où je lisais un roman policier quand je me suis silencieusement exclamée : « Mais, c’est Papon ! ». Lire un roman policier et identifier l’assassin avant que la révélation ne soit fournie, c’est un plaisir qui arrive. Mais, ici, avec Meurtres pour mémoire, le plaisir intellectuel était lesté et doublement lesté d’un poids d’angoisse parce que le crime est crime d’état et que si c’est un crime d’état c’est notre affaire à tous. On peut dire, je pense, que votre roman Meurtres pour mémoire paru en 1984 (qui a un si beau titre sur lequel on reviendra peut-être) a été l’instrument de la mise au jour pour le grand public en France de l’événement du 17 octobre 1961, de cette manifestation pacifiste contre le couvre-feu décrété dix jours plus tôt pour les populations musulmanes et qui a été un pogrom anti-algériens accompli en plein Paris un mardi en fin d’après-midi par les forces de police. Je me suis demandée et je me demande dans quelle mesure on peut identifier le crime d’état comme un thème récurrent dans vos romans, dans les trente-cinq livres environ que vous avez publiés, sans que ça veuille dire que je crois qu’il y a un crime d’état comme fond, comme ornement latéral ou comme parabole dans chacun d’entre eux.
Didier Daeninckx : C’est un thème qui revient dans un nombre assez important de romans ou de nouvelles. (Je ne sais pas ce qui fait la différence entre ce qui est roman et ce qui est nouvelle, on pourra y revenir plus tard.) Ce qui se passe c’est que le thème du crime d’état n’est pas quelque chose que j’ai choisi. Vous venez de dire que c’est notre affaire à tous mais il y a une plus grande proximité de certaines personnes avec le crime d’état ou une plus grande distance. Et ce qui s’est passé c’est qu’il y a une grande partie de mes travaux d’écriture qui sont d’ordre, même si c’est très masqué, biographiques. Donc, le 17 octobre 1961, c’est quelque chose qui, d’une certaine manière, fait partie de ma biographie. C’est par des détours littéraires, par des détours de métaphores, que ça arrive dans un roman puis dans un roman policier. Quand j’ai commencé à écrire Meurtres pour mémoire, j’ai voulu écrire non pas sur le 17 octobre 1961 mais sur la manifestation de Charonne. Et si j’ai voulu écrire sur Charonne c’est qu’il y a un détonateur dans ma vie : c’est ma première rencontre avec la mort. J’ai rencontré la mort le 8 février 1962 quand ma mère est revenue de la manifestation de Charonne et qu’une de ses amies avait été tuée cette nuit-là. Cette amie habitait juste en face de chez moi et j’allais chez elle voir la télévision. C’était une des seules voisines qui avait la télévision. Et en plus un de ses fils était dans ma classe. Elle s’appelait Suzanne Martorell. Donc, le soir où ma mère m’a annoncé sa mort, j’avais onze ans, elle m’a donné tout de suite ce que vous avez repéré dans Meurtres pour mémoire, le nom de l’assassin. Elle m’a dit : « Suzanne s’est fait tuer par Maurice Papon. » C’est-à-dire qu’il y avait la contraction d’un seul coup. Il n’y avait plus les détails, plus rien. Il y avait la contraction et c’était directement Papon. J’ai donc voulu écrire sur ça, sur Charonne. Et dans cet événement, dans les événements de la guerre d’Algérie, il y a toute une série de choses qui s’est mise en place et dont j’ai pris conscience dans l’écriture. Par exemple, le silence. Une voisine n’a pas été tuée à Charonne, elle est restée pendant vingt ans sur un lit de douleur sans jamais pouvoir prononcer un seul mot, sans jamais plus bouger. Elle s’appelait madame Renaudat, c’était quelqu’un que je connaissais et ça m’a donné d’un seul coup cette idée du temps. La guerre d’Algérie pour moi ce n’était pas 54-62. C’est quelque chose qui contamine aujourd’hui. Il y a un temps humain qui déborde complètement le temps circonscrit dans les manuels. Donc, quand j’ai voulu écrire sur Charonne, j’ai commencé à faire de la documentation, j’ai essayé de retrouver les émotions d’alors, d’aller rencontrer les gens, en reprenant les journaux de l’époque, une infinité de choses. Je ne suis pas historien, je n’ai aucune méthode donc j’allais au hasard, j’accumulais une masse d’informations et je retrouvais des sensations que j’avais eu des dizaines d’années auparavant. Puis, là, d’un seul coup, dans l’ombre de Charonne, qui est déjà un nom dans la société française, il y avait une autre manifestation qui était cachée, celle du 17 octobre 1961. Elle était dans le silence total. Il y avait le silence de madame Renaudat et le silence sur le 17 octobre. Et d’un seul coup, le roman a pris ce cheminement. J’ai travaillé non pas sur la manifestation de Français réclamant la paix en Algérie et subissant l’assassinat par la police française, mais sur la revendication des Algériens au cœur de l’Empire. Pour la première fois, un peuple colonisé se dresse au cœur de Paris et dit : « nous voulons notre indépendance ». Les cris des colonisés résonnaient dans les pays de l’empire, mais jamais au cœur de Paris. Et là c’était là, au cœur de Paris. Il y a cette exigence, d’une provocation incroyable, qui est la journée du 17 octobre et qui était tombée complètement dans l’oubli, dans un oubli organisé.
Quand ce livre a été publié, les historiens ne travaillaient pas encore sur le 17 octobre 1961. C’était quelque chose qui était trop présent et qui mettait en cause des gens qui étaient toujours au pouvoir. Donc le fait de publier un livre de ce type vous donne une certaine responsabilité. Le fait qu’il y ait ce livre là ne m’interdit pas aujourd’hui de travailler sur certains sujets, mais me donne une certaine gravité.
Ensuite, j’ai retravaillé un petit peu sur des souvenirs biographiques, et je suis retombé sur nombre de crimes d’état qui étaient cachés dans l’histoire familiale et donc je les ai traités par le biais du roman policier, en masquant complètement le fait qu’ils avaient rapport à moi ou à ma famille.
Alors, j’avais pensé qu’on pourrait considérer avec plus ou moins de détails un certain nombre de romans : Meurtres pour mémoire (1984), on va y revenir, et puis après c’est un choix qu’on peut corriger… J’avais pensé à Cannibale (1998), à La Repentie parce que c’est un livre que je ne comprends pas, mais on n’aura peut-être pas le temps de s’en occuper, au livre Les Figurants et puis on peut ajouter votre dernière nouvelle La mort en dédicace parue en 2001 et seconde nouvelle du livre du même titre.
Donc, j’ai envie de revenir sur Meurtres pour mémoire. D’abord, je trouve le livre extraordinaire, très beau, peut-être pour des raisons simples de sons parce qu’il y a beaucoup de « m » et que ça fait quelque chose de remâché Meurtres pour mémoire. Et aussi parce que je pense, enfin j’aimerais connaître votre sentiment là-dessus, que le titre est un peu énigmatique, on peut lui trouver plusieurs interprétations. Je ne sais pas ce que vous en pensez. Il y en a une qui est peut-être la plus simple qui interprète Meurtres pour mémoire comme on dirait « œil pour œil », il y a une mémoire et donc il y a eu meurtre. C’est intéressant car on peut le prolonger et ça donne « meurtres pour mémoire de meurtres pour mémoire de meurtres… ». Ça ne s’emmêle pas et c’est le cas puisque ce roman a, j’ai envie de dire sans qu’on comprenne mal ce terme, une certaine ingéniosité. Il a l’ingéniosité de viser deux meurtres qui sont des crimes d’état : les arrestations de juifs en Gironde en 1942-1943 et ce pogrom anti-algériens de 1961. Puis, il me semble qu’il y a une seconde interprétation possible deMeurtres pour mémoire, de ce titre, et qui couvrirait d’ailleurs tout cet axe que nous venons d’observer qui serait simplement : Meurtres pour mémoire, mémento, n’oublions pas, des meurtres proposés à votre mémoire, comme on dirait « pour solde de tout compte »…
C’est assez curieux que vous terminiez là-dessus « pour solde de tout compte ». J’ai fait des études extrêmement limitées. Pendant un an, on m’a fait apprendre la comptabilité analytique. J’ai donc fait un an d’études au Lycée technique pour apprendre la comptabilité. Je n’ai jamais compris pourquoi ils m’avaient mis là. Et quand j’ai cherché un titre pour ce qui est pratiquement mon premier livre, je l’ai appelé comme ça : Meurtres pour mémoire. Or, « pour mémoire » c’est quelque chose qui n’existe pas partout. Par exemple, le livre a été traduit en allemand, et en Allemagne, le concept de « pour mémoire » n’existe absolument pas. En France, c’est avant tout un concept de comptabilité. Et le fait de choisir un concept de comptabilité c’est justement parce qu’il y a ces meurtres d’octobre qui ne sont pas comptabilisés. On ne tient pas compte de ces meurtres dans notre histoire. Puis, il y a la seconde partie du roman qui touche au camp de Drancy et à l’extermination, avec tout ce travail absolument exaspérant de toujours revenir sur un nombre de morts, de toujours proclamer un nombre comme ça. Et avec ce sentiment que j’ai en tant qu’écrivain. Un écrivain écrit à chaque fois un personnage c’est-à-dire qu’il nomme des personnages, il leur donne un nom, une famille, une histoire. Le travail du romancier c’est ça, c’est créer ces environnements, cette personnalité des personnages. Et s’il y a quelque chose de désespérant c’est ça, c’est le fait de traiter les gens disparus par groupe, par masse, alors que la chose à faire, travail inlassable qui est fait aussi mais de manière moins spectaculaire, c’est de dire « le premier s’appelait ainsi, le second ainsi… » et de faire ce travail sur chaque individu. C’est un travail inlassable donc inlassablement il faut revenir sur chaque cas. Avec le titre Meurtres pour mémoire, c’est un peu ça que j’avais dans la tête, par le raccourci de la comptabilité analytique.
Là, j’ai donc cité quatre livres plus la nouvelle. Il y a une différence entre ces textes. Dans certains cas le crime d’état est une figure, il renvoie à des faits historiques mais pas à un seul, il est une sorte de modèle. Je pense, par exemple, à la provocation dans La mort en dédicaceoù un jeune homme, par amour pour une belle jeune femme qui a un pull-over rouge, s’embarque dans des actions tout à fait illégales et s’aperçoit, après dix ans de prison, que la femme en question était une auxiliaire de la police. Il fallait qu’il y eu un événement violent ce jour-là pour détourner l’attention des médias et de nous autres qui regardons sur les médias un autre événement qui, dans votre roman, est le suicide d’un collaborateur d’un président.
Oui, là c’est pareil. Pour en arriver à écrire ce texte qui est assez court, qui fait une trentaine, une quarantaine de pages à peu près, j’ai tourné autour pendant plusieurs années. Mais, ça se passe toujours de la même manière. À avoir sous les yeux quelque chose qui ne vous satisfait pas, à ne pas parvenir à comprendre ce qui s’est joué à un certain moment, d’un seul coup, il y a un dispositif romanesque qui se met en place et d’une certaine manière le roman devient une sorte d’hypothèse sur la réalité. Il y a une incapacité avec ce qui nous est donné.
Ça vaut pour Meurtres pour mémoire. À l’époque où j’écris Meurtres pour mémoire, il n’y a pas tout le travail qui a été fait dont le travail extrêmement important de Jean-Luc Einaudi. Ça n’existe pas donc je me débrouille avec ce que j’ai. Les historiens n’ont pas encore travaillé. Et, pour faire la clarté, la lumière sur le 17 octobre, je suis contraint à formuler une hypothèse à partir de personnages et de situations que je mets en place. Donc le roman ne dit pas la vérité de ce qui s’est passé ce jour-là. C’est une hypothèse. Ce qui se passe c’est que depuis dix-huit ans, l’hypothèse est confirmée. Elle l’a été par le procès et par toute une série de choses. Mais ça ne se produit pas à chaque fois.
Pour La mort en dédicace, j’avais été assez irrité par une figure, celle d’un monsieur qui s’appelle Jacques Mesrine. J’étais irrité par le « mythe Mesrine ». Tout autour de moi, un tas de gens le glorifiait et glorifiait son livre L’Instinct de mort. Je n’avais jamais lu ce livre-là et toute la nouvelle de La Mort en dédicace tourne autour de ce livre. Un jour, je me suis procuré ce livre et ce que j’y ai lu m’a absolument horrifié. Par exemple, il y a tout un chapitre, je ne vais pas vous le lire, mais qui est d’une violence raciste incroyable. Tous les gens qui ont lu ce livre et qui m’en ont dit du bien ont réussi à lire des dizaines de pages absolument effroyables sans broncher. C’est un moment où Jacques Mesrine a une amie qui est prostituée et qu’il va retrouver un jour pratiquement défigurée par les coups. Il va alors essayer de savoir qui lui a fait ça. En fin de compte, c’est le souteneur de cette femme qui lui a fait subir un passage à tabac. Mesrine s’aperçoit que ce dernier est Arabe et vous avez, sous les yeux, une haine complète contre l’Arabe, des pages entières affolantes qui aboutissent au fait que Jacques Mesrine va monter un kidnapping. Il va enlever avec un de ses amis ce gars qui s’appelle Ahmed. Il va ressortir son attirail de la guerre d’Algérie puisque Mesrine (ce n’est pas dit dans le livre) était dans les commandos qui pratiquaient la torture. C’est là qu’il a appris à tuer. Dans les années soixante-dix, à Paris, il va ressusciter un centre de torture pour ce type et tout est décrit de manière absolument minutieuse jusqu’à l’assassinat. C’est toujours un problème que je me pose. On me renvoie cette image de Mesrine et en faisant un simple travail de lecture, de vérification du mythe, je tombe sur quelque chose d’absolument insupportable. Je me pose encore la question de savoir comment ont lu les gens qui rapportent ce mythe.
Puis, j’avais envie de traiter l’affaire Audrey Maupin. Vous savez ces deux ou trois petits jeunes qui ont tué trois ou quatre personnes dans une sorte de cavale sanglante. Ils avaient été armés par quelqu’un qui s’est avéré être un auxiliaire de la police algérienne.
Donc, j’ai mélangé l’affaire Audrey Maupin à l’affaire Mesrine. La chute, c’est-à-dire cette cavale sanglante, dans la nouvelle, sert à masquer en fin de compte quelque chose d’autre qui gêne le pouvoir. Là, on retombe dans le cas Mesrine. Là aussi c’est une hypothèse. Mesrine a été tué de manière extrêmement spectaculaire en 1978, porte de Clignancourt, par les hommes du commissaire Broussard. Ça a été une exécution. L’État a décidé à un certain moment de passer à l’exécution de Mesrine dont il connaissait les parcours quotidiens depuis plusieurs semaines. Et la mort de Mesrine qui a occupé les gazettes, les télévisions, les esprits, a fait oublier quelque chose qui s’était produit deux jours plus tôt et qui mettait fortement en danger l’équilibre de l’État. Je veux parler du « suicide » de Robert Boulin. Donc, le pouvoir giscardien à l’époque était complètement englué dans l’affaire Boulin et il y a eu cet assassinat programmé de Mesrine deux jours après. En tant qu’hypothèse romanesque, on peut se dire qu’à un certain moment ce scénario, parce que les états fonctionnent avec des scénarios, peut être valide. Je l’ai organisé dans La mort en dédicace et voilà : une nouvelle se construit sur l’agrégat de petits éléments qui se déroulent sur une quinzaine d’années.
Alors, j’avais envie qu’on parle toujours dans la même ligne de Cannibaleparce que Cannibale aussi peut certainement être mis dans la liste des crimes d’état. Vous rappelez quelque chose que la majorité de vos lecteurs avaient toutes les raisons d’avoir toujours ignoré ou d’avoir oublié à savoir l’exposition coloniale de 1931 au zoo de Vincennes et parmi d’autres éléments l’exposition des « Canaques » qu’on est allé chercher en Nouvelle-Calédonie et qui sont exposés derrière des grilles au titre des sauvages qu’ils sont supposés être et à qui on réclame des comportements adéquats, dans l’habillement des femmes par exemple, dans les activités qu’ils sont supposés avoir… Alors, crime d’état, ça ne fait aucun doute dans la mesure où quand on expose des êtres humains dans ces conditions, il n’y a pas de doute sur le diagnostic. Par ailleurs, j’aimerais que vous reveniez sur l’ensemble des fils que vous avez tiré à cette occasion. Quand est-ce que vous l’avez écrit ? Avec quelle trouvaille secondaire concernant l’identité de ces personnes ?
L’histoire de Cannibale c’est tout simplement ça. Je suis en Nouvelle-Calédonie pendant quelques semaines. Je devais parcourir les Îles Loyauté, la Grande Terre, et rencontrer les tribus canaques pour parler de mes livres. Je m’aperçois le premier jour sur l’île de Lifou que ça n’a aucun sens dans un pays où la culture est orale. Donc, je commence à devenir conteur. Je raconte mes romans, mes nouvelles. Donc, je me mets à raconter. En échange, comme les Canaques ont une civilisation basée sur l’oralité et l’échange, on me raconte des histoires. Je passe des semaines entières à raconter mes histoires et à entendre toute une série d’histoires. Et on me donne deux fois cette histoire de « Canaques » exposés en 1931 au zoo de Vincennes comme des animaux et figurant, dans l’empire français, les anthropophages, la plus basse « humanité », le chaînon manquant entre l’animal et l’homme. Donc, ils vont jouer ce rôle-là dans l’exposition coloniale suivis des autres peuples jusqu’au plus grand civilisé, colonisé civilisé, le tirailleur sénégalais. Donc il y a vraiment une organisation de ce type dans l’exposition coloniale. Une hiérarchisation.
On me raconte ça, puis on me raconte que les « Canaques » ont été échangés contre des crocodiles d’un zoo allemand. Ce zoo allemand a accepté de prêter soixante crocodiles en échange d’autant de « Canaques » qui sont allés dans les zoos allemands. Donc on me raconte cette chose-là à laquelle j’ai du mal à croire. Je passe deux ou trois jours à Nouméa et l’ami qui dirige la bibliothèque de Nouméa me ressort tout un tas de documents historiques. Là, tout est validé, avec des photos, avec plein de choses. Je rentre en France et, dans la foulée, on me demande à France Culture d’écrire une dramatique. (On était en 1998, c’était les cent cinquante ans du Manifeste du parti communiste de Marx et Engels, les cent cinquante ans de la révolution de 1848 et les cent cinquante ans de l’abolition de l’esclavage.) France Culture me demande de traiter un de ces trois thèmes. Je prends l’abolition de l’esclavage en disant : et bien regardez les résultats de l’abolition de l’esclavage du point de vue du « Canaque » au zoo de Vincennes en 1931. C’était une manière de décentrer le problème et j’ai donc déjà écrit une première version sous forme de pièce radiophonique. Avec le souci de dire que je ne voulais absolument pas prendre une histoire aux Canaques. Aujourd’hui, des écrivains canaques sont en train d’apparaître, il y a une poétesse extraordinaire qui s’appelle Déwé Gorodé qui écrit, qui est publiée en Nouvelle-Calédonie, qui commence à être publiée dans le monde anglo-saxon mais assez peu dans le monde francophone. Commencent à émerger des gens qui s’expriment par l’écriture sur l’île de Kanaky. Je n’avais pas du tout envie de prendre une histoire qui se serait passée en Nouvelle-Calédonie. Donc, j’ai choisi de faire une histoire située à Paris quand les Canaques sont au zoo de Vincennes. En vérité, ils étaient au Jardin d’Acclimatation. Mais, pour les besoins du roman, je les mets directement dans le zoo dont ils s’échappent pour aller dans une jungle, Paris, encore plus inhospitalière que la Nouvelle-Calédonie (qui n’est d’ailleurs pas un endroit inhospitalier) où il n’y a aucun animal qui peut vous blesser.
Tandis que là c’était la jungle des villes.
Là, oui, il y a véritablement une jungle. J’avais la volonté de composer une histoire où les Canaques s’échappent, d’en faire une histoire d’amour. Le roman commence au moment de la sélection, quand on choisit soixante Canaques sur cent onze pour les envoyer en Allemagne. Il y a un couple, ils ont dix sept-dix huit ans, qui est séparé. Et le jeune garçon Canaque qui a promis de veiller sur Minoé va s’échapper du zoo avec un de ses amis pour essayer de la retrouver dans Paris. Elle est à la gare de l’Est pour partir vers l’Allemagne. Donc, dit comme ça, les choses s’alourdissent mais dans le roman c’est quelque chose de plus diffus. Et le seul fil d’Ariane qu’ils vont avoir c’est justement un ancien tirailleur sénégalais rescapé de la guerre de 14-18. Tout le travail va être de faire partir les Canaques du zoo de Vincennes pour un trajet circulaire car ils ne peuvent pas prendre le métro (le sous-sol en Canaquie est le royaume des morts). D’ailleurs, les Canaques ne pénètrent pas dans les mines en sous-sol et il a fallu faire venir d’autres communautés pour travailler sous la terre. Là, ils ne peuvent pas se résoudre à pénétrer dans le métro et vont donc faire tout un circuit par la périphérie, la zone parisienne, porte de Vincennes, porte de Bagnolet, porte de la Chapelle, pour fondre après sur la gare de l’Est en aboutissant au local de l’Armée du Salut.
Il y a une très très belle traversée de Paris par deux « sauvages ». Il faut reconnaître que c’est quand même un grand épisode !
Après, comme ça met en jeu l’Allemagne, j’ai eu des retours de cette histoire par l’Allemagne car les Canaques ont été exposés ensuite pendant sept mois dans tous les zoos d’Allemagne. Tout simplement parce que l’Allemagne avait perdue ses colonies en 1918 mais était restée très friande de ce genre de chose. Depuis toujours, elle avait une tradition d’exposition de peuples colonisés mais là la route était fermée et donc ça explique un petit peu la volonté du zoo allemand de renouer avec des traditions d’avant la guerre.
Et j’ai eu des réactions. En ce moment, il y a un groupe de rap berlinois composé de jeunes allemands d’origine turque qui a fait un disque qui cartonne et qui s’appelle « Kanak Attack ». Et « Kanak Attack » c’est vraiment dans les hits en Allemagne. Et pourquoi ont-ils choisi ce titre ? Parce que depuis l’exposition des « Canaques » en Allemagne en 1931, une des pires insultes racistes contre un Africain ou un Noir c’est de le traiter de canaque. Quand il y a un joueur de foot qui joue sur un terrain qui est d’origine africaine ou antillaise, il est traité par certains de canaque. Des Allemands se sont aperçus que ça venait de 1931. C’est intéressant de voir d’où viennent des mots comme ça et la manière dont l’injure raciste est revendiquée par un groupe, je ne vais pas dire de jeunes Turcs, mais de jeunes Allemands d’origine turque. Il y a quelque chose qui se boucle.
Oui, il y a quelque chose qui se boucle par le fait qu’ils revendiquent cette étiquette. On ne va peut-être pas avoir le temps de regarder de plus près les textes concernant les crimes d’état. Mais, j’ai envie de vous soumettre deux mots sur le fait que puisque ce sont des crimes d’État et non des faits divers, divers et variés, comme on en trouve par définition dans les romans policiers, on a affaire au problème de l’histoire, de son apparition, de quand est-ce qu’elle est là et de comment on la fait apparaître. Dans ces deux textes que nous venons d’évoquer, elle est au centre, enfin elle apparaît tout de suite. Il y a beaucoup de vos textes, c’est une de leur propriété, où il y a une apparition de l’histoire un peu mentionnée, un récit, une allusion, une explication concernant un nom de rue, quelque chose comme ça. Autrement dit, par définition, ce sont des romans, c’est de la fiction, c’est de la lecture populaire, de la lecture qui doit être proposée au plus grand nombre. On n’est pas dans un cours d’histoire mais il y a comme ça des espèces de petites photos historiques qui se révèlent. Ce qui m’intéresse, ce qui m’a plu à plusieurs reprises, c’est cet effet de révélation. Je voudrais juste mentionner le fait que c’est dans un roman que je n’ai pas signalé jusqu’à présent. C’est quelque chose qui a beaucoup marqué ceux qui vous ont lu, c’est cet épisode de la guerre de 14-18 concernant des troupes russes qui combattaient avec les Français sur un front dans le Nord ou dans l’Est et qui, après octobre 1917, sur la base de ce qu’ils apprenaient de ce qui se passait dans leur patrie, ont mis crosse en l’air. La Russie révolutionnaire était en train de signer un traité séparé dans cette guerre. Vous signalez cet épisode par le récit d’un personnage, ça prend une page et demie et ce qui est très frappant c’est que dans l’esprit de vos lecteurs, j’en ai consulté plusieurs, c’est quelque chose qui a pris dix pages. Il y a des effets d’impression comme ça. Donc, ces Russes sont transportés à travers la France dans un camp, le camp de la Courtine dans la Creuse. Il leur est proposé de cesser leur mutinerie faute de quoi, quatre jours plus tard, ils sont soumis à une canonnade durable. Ceux qui n’auront pas trépassé seront envoyés dans des bataillons disciplinaires. Et là il y a une espèce de scoop, naturellement je ne veux pas dire que les historiens ignorent cet épisode en l’occurrence ils ne l’ignorent pas, mais de nouveau, comme dans Meurtres pour mémoire, pour le grand public que nous sommes, vous avez été indéniablement l’instrument de cette remise en mémoire.
Oui, là encore, c’est la biographie familiale… Je m’intéresse à la guerre de 14, aux mutineries, à l’objection, à tous ces phénomènes évidemment parce que j’ai un grand-père qui a déserté en 17. Il n’y en a pas eu énormément, et j’ai toujours ses réflexions antimilitaristes qui me courent dans la tête. Plus les souvenirs des années cinquante où tout autour de nous, les gamins, il y avait des gens qui, comme dans le film Freddy, n’avaient pas de mains, ils avaient des morceaux de ferraille sans doigts. Ils avaient des morceaux de ferraille dans la figure. C’était les gueules cassées… C’est par centaines et par milliers qu’on voyait des invalides, des gens sur des petites charrettes avec des systèmes bricolés. Il y avait vraiment la présence de la guerre de 14-18, elle était absolument massive et ça a duré jusqu’au début des années soixante. Après, ça s’est complètement effacé. Mais, moi, je me souviens de mon enfance totalement entourée quotidiennement par la guerre de 14-18 et par ses effets effroyables puis du discours du grand-père, le discours antimilitariste. Donc, je me suis toujours intéressé à ça et à l’épisode de la Courtine, de la mutinerie des Russes qui est absente des livres d’histoire. Il y a le livre de Pedroncini qui fait toujours référence sur les mutineries de 17, il n’en est pas question. C’est pourtant la principale mutinerie sur le territoire français, celle des régiments russes. Ils sont entre trente mille et quarante mille et se mutinent le 1er mai 1917. Ils refusent de faire la guerre et se mettent en grève dans les tranchées. C’est quand même quelque chose de tout à fait singulier qui se passe là mais c’est très mal traité, juste évoqué. Sur les mutineries, à mon sens, ça devrait être le premier chapitre, c’est une saga absolument incroyable.
Justement, j’avais envie de reprendre ce que vous disiez tout à l’heure à propos du côté désespérant du décompte qui ne sera jamais clos. Et j’avais envie de rappeler, là vous avez cité des chiffres concernant ces régiments russes, qu’en ce qui concerne le pogrom anti-algérien du 17 octobre, il y a eu des centaines de morts, il y a eu 11 750 personnes arrêtées et sur celles-ci un certain nombre qui ont été renvoyées dans leur territoire d’origine. Autrement dit, là aussi, il faut prononcer les chiffres et c’est une chose que vous faîtes dans certains de vos textes.
Oui. Mais, pour que ça prenne place dans l’espace littéraire, il faut qu’il y ait tout à fait autre chose. Par exemple, pour Meurtres pour mémoire, je me souviens du bonheur que j’ai eu quand j’ai trouvé la structure de départ du roman. Elle est assez simple, c’est l’histoire qui dicte la structure du roman, c’est 1942. En plus, il y a une chose qui me frappe dans Meurtres pour mémoire, c’est qu’il est surtout question de Drancy et de l’extermination des juifs, le 17 octobre c’est les pages d’ouverture mais le roman est complètement habité par le 17 octobre 1961. Le livre ne fonctionne pas, dans la tête des lecteurs, de la manière dont je l’ai écrit. La structure du roman vient simplement de ça : 1942. Vous avez quelqu’un qui s’appelle René Bousquet… Et en 1983, quand j’écris Bousquet, personne ne le remarque, tout le monde ne voit que Papon…
Oui, il y Papon sous un pseudonyme.
Mais, Bousquet est sous son vrai nom. Et le 16 juillet 42, vous avez la police française, un responsable qui est Bousquet, les autobus (non de la RATP qui n’existe pas mais de la TCRP), une rafle et, je ne sais plus combien, 15 000 ou 17 000 personnes qui sont envoyées dans un premier temps au Vel d’hiv c’est-à-dire dans un lieu de plaisir qui tout à coup va prendre une signification toute autre que celle des six jours. Et à partir de là, ça va être le voyage vers la mort.
Quand vous prenez le 17 octobre 1961, vous avez un responsable qui s’appelle Papon, vous avez une rafle de onze mille et quelques personnes. Ils sont mis où ? Ils sont mis dans les autobus de la RATP. Et ils sont envoyés où ? Au parc des expositions de la porte de Versailles, dans un lieu de plaisir. Donc, là, vous êtes sur une réécriture, sur une sorte d’analogie avec les acteurs et les lieux. Puis, il y a une autre chose, le 17 octobre, quand les Algériens veulent montrer que l’indépendance doit leur être non pas accordée mais octroyée car ils ont droit à leur indépendance, leur objectif c’est la place de l’Étoile (qui ne s’appelle pas encore Charles de Gaulle). Ils veulent aller au cœur de l’Empire et le cœur de l’empire c’est le cœur de l’Étoile. Il y a le livre de Modiano qui s’appelle La place de l’Étoile c’est-à-dire là où on mettait l’étoile jaune. Donc là d’un seul coup, il y a toutes ces choses qui se mettent en place et j’écris le livre assez rapidement car la structure est totalement imposée par l’écriture de l’histoire. Donc, le début du roman ce sont des gens qui partent de la périphérie (un peu comme les Canaques qui tournent autour de Paris avant de rentrer dans le cœur de la ville) et qui convergent vers la place de l’Étoile. Chacun sait que quand on atteint le cœur de l’étoile c’est l’explosion et la mort.
Donc, à chaque fois que mes livres traitent de crimes d’état c’est que ces crimes d’État rencontrent deux choses : la saga familiale et une structure romanesque dans laquelle il y a cette cohérence entre l’histoire racontée et l’histoire familiale à raconter masquée. Là ça devient possible. Pour le moment, j’ai de la chance en tant que romancier d’avoir réussi à combiner cela.
Donc, moi je vois ça quand même comme un grand axe qu’on pourrait appeler « histoire des massacres ». D’ailleurs, dans un autre de vos romans Metropolice, il y a un vieil homme qui s’appelle monsieur Victor qui est un S.D.F. bien organisé pour la survie et qui dit à un moment donné : « Je la connais mon histoire des massacres jeune homme ». Il me semble que c’est un bel emblème d’une des coordonnées de votre travail. Et je me suis posé la question de savoir si on ne pouvait pas en voir une autre de coordonnée. En principe, on doit en trouver deux. Comme on a commencé avec l’histoire des massacres, je me suis demandée s’il n’y avait pas une géographie des démolitions. J’ai appelé ça comme ça pour me le rappeler. Ça m’a subitement beaucoup frappée. Alors, j’ai envie de lire un ou deux petits passages. Avant de les lire, je voudrais dire que là aussi vous suscitez, il me semble, chez le lecteur ce même type de plaisir intellectuel que j’évoquais tout à l’heure pour l’identification de l’assassin. C’est l’identification que l’on fait tout à coup quand on n’y voyait rien alors qu’il y avait quelque chose à voir. Donc, on n’y voit rien et puis éventuellement on se met à voir quelque chose si on est guidé c’est-à-dire qu’à certains égards vous faites de la périphérie des villes, des villes de France un portrait pas du tout ordonné, coordonné, qui arrive comme ça parce qu’il faut bien un espace-temps quand on est romancier qui soit singulier. J’avais l’impression que c’était un peu comme quand on regarde un paysage avec un géologue qui vous parle, quand on regarde une ville ou un quartier avec un architecte, on voit les choses tout à fait autrement que lorsqu’on est livré à sa propre inexpérience. Vous êtes là l’architecte géologue de cette histoire qui est elle aussi une histoire effacée comme l’autre en un sens. Et je vais donner deux exemples. C’est une histoire qui visiblement vous tient beaucoup à cœur ou vous obsède et elle donne à plusieurs reprises lieu à l’apparition d’un mot qui devient un maître mot « effacé » et « effacement ». Alors, je donne un ou deux exemples.
Le premier c’est celui d’un recueil de nouvelles récent qui s’appelle Autres lieux. Voilà, il y a un personnage : « J’étais tout d’abord entré dans l’un des principaux bâtiments, une usine de chromage, une série d’ateliers bordés de verrières, au sol craquelé par les racines, des arbres en pleine croissance s’échappaient par les vitres brisées. La verrière, le jardin des plantes industriel a disparu […]». Vous avez comme ça un nombre de motifs, d’apparitions de ce motif, qui commence dès le début puisque c’est déjà là dans Meurtres pour mémoire. C’est même le sujet du mémoire d’un des personnages, le personnage féminin, Claudine Chenet à qui l’inspecteur Cadin demande ce qu’elle fait puisqu’elle est historienne. Et elle dit qu’elle s’occupe des populations qui habitaient la zone à savoir ce qui est devenu un lieu occupé une fois que les fortifications de Paris ont été supprimées en 1920. Tout cela a de nouveau disparu une seconde fois puisque ça correspond à l’emprise du périphérique. Vous avez donc à plusieurs reprises ce mémento : « le périphérique n’avait pas encore effacé les fortifs ». Cette insistance d’un lieu de temps en temps à une espèce de comble qui est qu’il y a plusieurs manières de faire disparaître. La manière la plus simple quand il s’agit d’urbanisme, c’est de raser et, de fait, vous dites : « Ici, les démolisseurs ont fait leur boulot […]». Alors il y a un comble et le comble m’a plu car il fait ressortir à la fois le réel mais aussi le burlesque que vous aimez glisser régulièrement dans vos textes. Alors, je vais maintenant lire un paragraphe issu du roman Les Figurants, dont nous n’aurons certainement pas le temps de parler. Le personnage sur une photo identifie un endroit et il voudrait absolument le voir. Je n’explique pas pourquoi. Un interlocuteur lui dit : « Cet endroit se trouve de l’autre côté de la gare en direction de Sallaumines, c’est le canal de Lens à la Deule.
— Vous en êtes absolument certain ?
— Vous voulez rire ou quoi ? Le pavillon que l’on voit là à droite c’est celui du père Denoncourt qui tenait un magasin d’antiquités sur la route de Béthune dans les années soixante… C’est des gens comme eux qui m’ont appris le boulot ! Je vais aller y faire un tour, peut-être que quelqu’un se souvient encore du tournage… », dit le personnage en quête de vérification.
Et l’autre répond : « Vous pouvez toujours essayer mais le résultat est couru d’avance… Il ne reste rien de ce qu’on voit là. Tout a été rasé : les maisons, l’installation de la fosse numéro cinq et les vieux entrepôts. »
Et le personnage Valère Nostermans de dire : « Ils n’ont tout de même pas emportés le canal.
— Si justement. Son cours a été transformé en voie rapide. »
Et si on prend le temps d’être observateur, on s’aperçoit que trente pages avant, le personnage avait pris la voie nouvelle ouverte sur le canal remblayé. Donc, il y a de la démolition qui va jusqu’au remblaiement. Ça m’a paru intéressant de voir qu’il n’y a pas seulement une dimension horizontale dans vos textes mais aussi une dimension verticale à plusieurs reprises.
Donc ma question. On a vu que quand un événement historique a eu lieu c’est outrager la vérité que de le nier et que c’est souvent cette dimension que l’on peut appeler « histoire des massacres ». Ma question c’est donc : qu’est-ce qui est outragé ?
Par exemple, le canal transformé en voie rapide c’est une expérience que j’avais eue en allant dans cette région de Lens. J’étais avec un ami dessinateur qui a fait des dessins dans le bouquin avec MAKO chez Verdier, et sur cette voie rapide qui contourne Lens, il y avait un sentiment d’étrangeté. Je me suis demandé qu’est-ce qui était étrange dans ce sentiment que j’avais en me baladant en voiture sur les voies rapides alors que partout c’est pareil et je me suis aperçu que ce sont les ponts. Ils n’étaient pas normaux. Ce n’était pas des ponts de voie rapide, ce n’était pas des ponts d’autoroute, c’était des ponts ouvragés façon XIXe. Je lui ai posé la question et il m’a dit : « Ah oui c’est normal ! Avant l’autoroute ce n’était pas une autoroute, c’était le canal qui rejoignait toutes les fosses d’exploitation charbonnière de la région de Lens : Courrière, Sallaumines, et ainsi de suite. Quand il y a eu la fin de l’exploitation du sous-sol, le canal a été bétonné et est devenu une voie rapide. Au-dessus, vous avez des ponts qui ne sont pas des ponts d’autoroute et vous avez des maisons d’éclusiers… Ce qui crée un lieu très littéraire. Puis, peut-être que quand j’ai écrit ça, je me suis souvenu de la chanson de Brel « avec un ciel si bas qu’un canal s’est perdu ». Il y a peut-être là un petit clin d’œil. Ce système d’effacement de lieux qui sont des lieux de travail c’est le résultat du cataclysme de vingt-cinq ans de crise, de fin de modèle industriel productiviste. Nous voyons la manière dont les choses ont été réglées. Elles ne l’ont pas été par l’intégration de ce qui s’est joué mais par l’imposition d’une défaite. Quand je parle de ces lieux-là, ce sont des lieux défaits, des lieux où pendant cent cinquante ans, on revient à 1848, des choses se sont jouées, des idées sont nées, des solidarités… Une culture est née, une manière de voir les choses, d’avoir envie de les changer. Et d’un seul coup, ce qui occupait l’essentiel de la vie de ceux qui nous ont précédés est résolu par l’effacement, par des actes à certains moments presque terroristes comme faire imploser des régions entières à la dynamite. J’ai regardé pendant vingt ans des lieux se vider, être détruits, et des lieux être repris en main. Par exemple, à Trith- Saint-Léger, il y avait des hauts fourneaux absolument considérables qui ont été mis en sommeil, impossible de les détruire car ça aurait fait sauter une partie de la ville contiguë à ceux-ci. Donc on les a planqués sous des collines paysagées. Et d’un seul coup il y quelque chose qui ne ressemble plus à rien et qui prive les gens de la région de toutes sortes de repères, d’histoires à raconter, de manières d’être ensemble. C’est le cas aussi à Villerupt. Villerupt où il y a un grand festival de cinéma italien, un moment tout à fait incroyable. C’est un peu comme Avignon mais c’est dans l’Est de la France et partout il y a des discussions, du cinéma en version originale… Il y a quelque chose d’extraordinaire qui se passe là-bas. J’y suis allé plusieurs fois et puis je travaillais par là-bas aussi sur la disparition de la sidérurgie et sur le fait qu’en un siècle, un cycle industriel avait commencé et avait pris fin. Des immigrés étaient venus, comme au Far-West dans cette région, des immigrés italiens et en un cycle d’un siècle, les gens avaient pris possession de l’usine, de la ville, des commerces, de la mairie, puis, dès l’instant où ces immigrés qui avaient moins que rien eurent réussi à s’imposer au pays, à être là, tout a fermé ne leur laissant que des cendres dans les mains. Dans des régions comme celle-ci, on a cette notion d’un cycle complet. C’est assez rare de pouvoir constater le début et la fin d’un cycle. J’ai donc écrit un livre qui s’appelle Play-back sur ce cycle. Il raconte l’histoire d’une chanteuse du show-biz mais il raconte surtout derrière les paillettes l’histoire de la fin de la sidérurgie. J’ai rencontré des gens qui vous disent ce qui s’est joué là. J’ai rencontré une femme qui habitait rue Gambetta ou avenue Gambetta à Villerupt. C’était la rue qui buttait sur les usines où dix mille personnes venaient travailler tous les jours avec le système des trois huit. Pendant toute sa vie, elle avait entendu les camions, les gens qui entraient dans l’usine, qui en ressortaient, avec les cantines qui fonctionnaient, avec les gens qui venaient manger, boire… Elle me disait : tel jour d’octobre de telle année, l’usine a fermé, il n’y a plus eu de mouvement, tout a fermé et j’ai fait une dépression. Une dépression pendant des années, pourtant elle ne travaillait pas à l’usine mais dit-elle : « (on) lui avait volé les bruits de (sa) vie ». D’un seul coup, il y avait toutes ces choses qui avaient disparu et pour elle ça signifiait la mort. J’ai écrit le livre sur ce type de sensation, de rencontre, avec cette contradiction incroyable de gens qui sont soumis à l’enfer du travail, à l’enfer de l’exploitation de l’individu la plus violente et qui pourtant ont trouvé là l’organisation de leurs vies. Et la violence qu’on leur a faite pour qu’ils s’habituent à ces conditions de vie, pour qu’ils s’habituent à ça, cette violence est redoublée quand on la leur enlève. Il y a là quelque chose qui n’est pas assez dit. À mon sens, ça se produit dans beaucoup d’endroits et ça appartient au monde de la fiction, au monde du cinéma, de la télévision, du roman, de la chanson, du poème, mais ça a un mal fou à y prendre place.
Oui, et d’ailleurs de temps en temps quand il y a eu démolition, vous avez des personnages qui rappellent comment c’était avant. C’est assez intéressant car j’ai l’impression que ce n’est pas quelque chose de fréquemment fourni. Je donne un exemple. C’est dans une nouvelle qui est parue dans le recueil En marge et il s’agit de Saint Denis. « Avant l’autoroute, c’était comme ça de la porte de la Chapelle à la porte de Paris : allées, contre-allées, plus larges et plus longues que les Champs-Élysées, des arbres par milliers. Les gens se rassemblaient tous les soirs et marchaient comme en Espagne. Ils ont tout cassé avec leur autoroute. C’est une tranchée et c’est pire qu’un mur. Chacun reste de son côté. Ils parlent de la recouvrir et de refaire des jardins mais je me demande si ça effacera les mauvaises habitudes. ». Il y a donc subitement une espèce de vision non pas paradisiaque mais une vision. Il y a une avenue, il y a des contre-allées, des arbres, et il y a des habitudes de promenade le soir dont beaucoup pouvaient n’avoir aucune idée.
Oui, ce n’est pas n’importe quel endroit. On est à Saint-Denis. C’est la ville royale, la basilique et pendant des siècles et des siècles de royauté, il y avait les Champs-Élysées qui partaient de la porte de la Chapelle et qui allaient jusqu’à la basilique royale. C’était quelque chose de plus vaste que les Champs-Élysées avec des jardins… Il se jouait là une histoire séculaire. C’était le chemin qu’avait emprunté le premier évêque de Paris, Denis donc Saint-Denis, avec sa tête sous le bras. Il descend de la colline de Montmartre, passe par la Chapelle et en arrivant, meurt en posant sa tête à l’endroit où sera édifiée la basilique royale. Alors, quand le roi sortait de Paris pour aller à Saint Denis, c’était des fêtes immenses et il y avait ce lieu qui en témoignait. Puis, au début des années soixante, a pris forme un mépris complet de la capitale vis-à-vis de la banlieue. Et elle a décidé de faire le pire des échangeurs, la pire des autoroutes, cette espèce de caisson, un égout à voitures, qui est le début de l’autoroute A1. Là il y a à cet endroit un véritable sacrilège qui est commis, un effacement de l’histoire. Il y avait un morceau de banlieue qui avait un morceau d’histoire, il lui est retiré, il lui est volé. Puis, il y eu une seconde chose, c’est le ballon de la coupe du monde de football (on est toujours dans la coupe) qui remplace la tête de l’évêque de Saint-Denis. Juste à côté de la basilique, boum !, on met la station orbitale du stade de France et, pour faire avaler la pilule, on reconstruit des jardins, on reconvertit une part de l’autoroute en espace vert et ainsi de suite.
Donc, là aussi il y a des cycles. Mais, ce passage-là est quelque chose que je ressens très fortement et qui habite beaucoup de mes textes, c’est ce mépris qu’il y a de la banlieue, d’un territoire qui fait peur, qui a eu des velléités, qui a bougé. Il y a là quelque chose de l’ordre de la défaite car quelque chose était possible. Cette humiliation je la ressens comme celle que doivent subir ceux qui ont été défaits. Je ne dis pas ça comme ça dans mes romans mais c’est ce qui motive l’insistance dont je fais preuve sur ces thèmes.
Donc, l’outrage c’est purement et simplement la disparition ?
Vous n’êtes pas sociologue. Grâce au ciel, vous ne vous prononcez pas sur les nécessités, les obligations et les enchaînements. Mais, vous constatez la disparition complète du cadre de vie de générations entières. Ce n’est pas souvent dit et vous faites là un vrai travail d’écrivain (ailleurs aussi). Il me semble que vous êtes une personne qui changez le stéréotype concernant les banlieues. Même dans les descriptions, il n’y a pas purement et simplement l’éternelle cité avec un supermarché et je ne sais quoi, il y a des choses que ceux qui n’habitent pas ces lieux ne voient pas forcément sauf si on est guidé par votre regard : ces ouvrages d’art énormes, ces pieds de viaduc, ce béton… Et ces choses-là ont un format nouveau. Ce qui change la vision totale de la chose ainsi que la vision que l’on peut avoir de ceux qui vivent là dans des cartons entre deux pattes en béton d’un viaduc, ou d’un ouvrage d’art. On passe à une échelle complètement différente. Évidemment, vous ne diriez pas que les banlieues sont des non-lieux mais il est intéressant de voir que ce sont des lieux qui ont une échelle différente de celle vue précédemment.
Oui. Et puis, par exemple sur Saint-Denis, il y a des revues d’architecture qui repèrent la manière dont je parle d’architecture dans mes bouquins et qui me demandent des textes. On m’avait demandé un texte sur ce que j’aimerais voir disparaître en architecture. Et j’avais dit : l’extension récente de la mairie de Saint-Denis. Il y avait la basilique et la mairie qui a une architecture sans intérêt et ils ont rallongé ceci avec des bureaux, avec du cube. Sauf qu’en rallongeant ce bâtiment, ils ont détruit un des plus beaux paysages urbains que j’ai jamais vu. Il y avait l’immeuble de Niemeyer pour le siège de l’Humanité, il a fait un immeuble courbe très harmonieux, tout en verre et dont les fenêtres ne sont pas tout à fait parallèles. Là-dessus il y avait le reflet de la basilique royale. Elle était dans une sorte de puzzle, c’était un tableau absolument gigantesque et c’était extraordinaire. J’y suis venu nombre de fois pour regarder. Il y avait le ciel qui se mélangeait à ça, c’était fabuleux, c’était un cinéma incroyable. Il y avait une œuvre d’art urbaine crée pour une part par le hasard et ils ont mis ce bâtiment immonde devant. Donc là j’avais écrit un article pour réclamer la destruction de l’extension de la mairie de Saint-Denis. Ensuite, j’ai fait un repérage tout le long de la Seine, Boulogne-Billancourt, l’usine Renault, le dragon qui est en train de rouiller, ce qui est en train de disparaître, et ça a pris place dans un texte. Ça démarre avec les jardins d’Albert Kahn, ce milliardaire qui a fait le projet utopiste de photographier et de filmer le monde à partir du début du siècle et qui a arrêté en 1929 ruiné par le krach. Donc j’ai commencé par ces jardins, il y a même des jardins à la japonaise, et j’ai marché comme ça jusqu’à la fin de Boulogne-Billancourt. Quand vous arrivez à la fin en partant dans ce sens-là, vous terminez par une autre utopie qui s’appelle TF1. Vous avez à la fois cette architecture complètement incroyable de TF1 et vous êtes dans le quartier des cinéastes. Donc, j’ai terminé par ce bâtiment et j’en ai fait le tour, il est en rotonde donc il faut obligatoirement en faire le tour pour repartir de là. Or, derrière, on est dans le quartier des cinéastes puisqu’il y a tout un tas d’endroits où il y avait les studios de cinéma et les rues ont ainsi des noms de cinéastes. Et l’arrière du bâtiment de TF1 est absolument immonde, c’est l’égout à voitures et c’est là où se trouvent des dizaines et des dizaines de gros containers à ordures. Ce n’est pas du tout traité, il y a la façade qui est traitée pour les gens qui passent sur le périphérique mais derrière c’est totalement délaissé. C’est pire qu’un parking d’euromarché en banlieue. Et vous avez au-dessus du tas des poubelles, le nom de la rue : « Rue de la Grande Illusion ». On n’est jamais déçu !
Le Banquet du Livre de Lagrasse, 15 août 2001