Entretien avec Françoise Kerleroux (suite et fin) : Le tour de la France des frères Bonneff
Françoise Kerleroux : J’avais envie pour avancer, puisqu’on n’est jamais déçu, de revenir un peu sur ce que vous venez de dire sur ces tours et ces détours et ces promenades et ces traversées, car il me semble qu’il y a là une manière spécifique de mettre en mouvement le regard, de mettre en mouvement vos personnages. On a évoqué la traversée de Paris par les deux Canaques, on peut évoquer le tour de France qui est imposé à l’inspecteur Cadin dans ses innombrables mutations. On peut évoquer le tour de France des festivals de cinéma fait par Jérôme Sisovath et son copain Valère Nostermans qui est tout à fait formidable et qui se termine, parce qu’on n’est jamais déçu, par le festival de Craonne, ça s’imposait aussi. Alors, tous ces tours et ces détours, ces allées et venues, dont un bon nombre se font à pied, celles qui concernent Paris, car il faut le vivre corporellement, tout cela me conduit à vous poser une question un peu rocambolesque. Dans quelle mesure vous accepteriez comme ancêtre, comme généalogie, un texte qui a été très célèbre (aujourd’hui oublié ,mais ce n’est pas pour vous faire peur), paru en 1877, vendu à huit millions et demi d’exemplaires en un siècle entre 1877 et 1976, qui s’appelle Le tour de la France par deux enfants, écrit par Augustine Tuillerie Fouillée, qui a signé de façon militante G. Bruno, reprenant expressément le nom du dominicain brûlé sur le Campo dei Fiori à Rome en 1400 et quelques, si mes souvenirs sont bons. Ce livre a eu une importance extrême dans l’histoire de la constitution de l’instruction civique, puisque madame Fouillée, héros complètement inconnu, invisible et effacé, avait une grande ambition en construisant ce texte. ça paraît un peu bizarre de vous infliger ce patronage, mais il y a plusieurs raisons à cela. En particulier cette histoire de tour de la France parce que, si on fait la somme de vos livres, il y a beaucoup de passages dans différentes villes de France – ce qui procure un plaisir secret à ceux d’entre nous qui connaissons ces villes. Il y a Strasbourg, Saint-Nazaire, Lens, Paris, la banlieue et j’en oublie. Il y a donc une certaine géographie de la France.
Ensuite, dans celivre de lecture courante pour enfants, en 1877, à l’orée de l’organisation complète et obligatoire de l’instruction primaire, il y a évidemment de l’histoire. Il y a des épisodes historiques et l’évocation de faits et gestes des grands hommes, il y a Bayard, Louis XIV, Jeanne d’Arc, etc.
La troisième chose qui m’a frappée, c’est que chez G. Bruno, il y a les métiers justement, car c’est un livre de lecture courante. Les deux petits garçons, un grand et un petit, Julien et André, parcourent la France. Il faut préciser qu’ils partent de Lorraine, une Lorraine qui en 1877 n’est pas française. Ils quittent clandestinement une ville où ils étaient déjà orphelins de mère et où leur père vient de mourir, pour rejoindre des familles improbables en France. Et il y a là une série de cours d’instruction civique sur le tissage, etc. Nous connaissons tous les rubriques: le rémouleur, le charron qui fait des roues de charrette. Or, chez vous, Didier Daeninckx, il y a pas mal de métiers et on pourrait aussi en faire une liste. C’est une liste qu’il est agréable de faire. Je pense au collectionneur de voitures qu’on voit dans Le Facteur Fatal, c’est presqu’un métier. Je pense au projectionniste et collectionneur dans Les Figurants. Je pense à un métier qui est extrêmement bien représenté dans La Repentie qui est renfloueur d’épaves, il y a du détail technique, du lexique spécialisé, des opérations sur lesquelles vous avez tout appris. Il y a des agrandisseurs photos, des chauffeurs, des bardeurs, des sculpteurs installateurs dans “Traverse numéro 28 ”, des imprimeurs, etc.
Alors, dernier point qui fait que ce patronage est peut-être moins bizarroïde que je ne le croyais au début : je me suis rappelé que ce petit livre de lecture courante fait l’objet d’un des chapitres desLieux de mémoire de Pierre Nora, ouvrage consacré à des lieux de mémoire comme l’indique son titre, mais ceux-ci pouvant être des lieux ou des livres comme c’est en l’occurrence le cas. Deux historiens, Mona Ozouf et Jacques Ozouf, ont consacré un chapitre à ce livre. Et enfin, je me suis souvenue qu’un artiste n’avait pas manqué d’éprouver de l’intérêt pour cette figure Le tour de la France par deux enfants et c’est Godard qui en 1978 a fait le film France, tours, détours, deux enfants. Malheureusement, je ne l’ai pas vu, j’y ai pensé trop tard pour arriver à m’informer. Du coup, il m’a semblé que le patronage était un peu plus vraisemblable. Je vous le soumets parce que c’était une manière de me dire “ Mais qu’est-ce qu’il fait Daeninckx? ” comme on dit “ Qu’est-ce qu’elle fait Zazie? ”.Et une des choses que fait Daeninckx me semble-t-il c’est ce parcours. Alors, ce ne sont pas des livres pour enfants, ce sont des romans policiers, ce n’est pas de la lecture scolaire, mais les gens qui font des parcours sont très souvent des jeunes et ils sont deux.
Il y a cette architecture de l’histoire à restituer, de la géographie à voir, des métiers à envisager. Voilà ma question.
Didier Daeninckx : C’est pas aussi curieux que ça peut paraître, c’est ça qui est bizarre. Ça met en porte à faux au départ, comme ça mais cette manière de faire un inventaire, ça a à voir avec l’encyclopédie, avec la volonté de dire le monde de manière extrêmement précise, on le voit dans l’histoire et cela se retrouve dans Le tour de la France par deux enfants, texte que je ne connais que de réputation. Mais, j’ai lu d’autres textes qui sont certainement des enfants de ce livre.
Il y a par exemple Le peuple des abîmes de Jack London où l’on rencontre ce type de chose : faire l’expérience du monde, en rendre compte, faire l’expérience d’une expérience qui ne peut pas être transmise par ceux qui la font vraiment. Quand Jack London, je crois que c’est en 1902, se rend dans les quartiers Est de Londres déguisé en clochard, il va faire l’expérience de la déchéance avec le confort de savoir qu’il a une chambre pour pouvoir se rapatrier et échapper à la fin inéluctable de tous ceux qu’il va côtoyer. Il y a cette volonté de dire un monde – 400000 personnes qui vivent dans la misère absolue – et d’en faire une sorte d’inventaire.
Ceci m’a fait penser aussi au livre terrible de Jules Vallès La Rue à Londres où il y a un peu la même chose. Il est exilé et, d’un coup, il a cette vision et il traite pour une part des mêmes réalités que Jack London.
Puis, en 1902, au moment où Jack London vient à Londres pour ce livre, il y a deux gars qui font un projet similaire au Tour de la France par deux enfants. Ils sont de Besançon, d’une famille ouvrière et ils décident de rendre compte du travail en usine, de ce qui se passe derrière les hauts murs des usines qui sont des endroits clos, interdits au regard. Grâce à une série de complicités, ils vont réussir à rentrer dans les usines, à descendre dans les mines, à aller dans les endroits de la sidérurgie. Ces frères vont alors faire une série de livres. Le premier s’appelle La vie tragique des travailleurs. Au tout début du siècle, ils décrivent les gens qui vivent jusqu’à trente-cinq ans, l’espérance de vie d’une dizaine d’années à un certain poste de travail, des choses absolument effroyables. Ils vont être publiés par L’Humanité de Jaurès assez rapidement puis par une série de journaux dont La guerre sociale. Ces deux frères s’appellent les frères Bonneff, Léon et Maurice Bonneff. Puis, ils vont publier une seconde encyclopédie par fascicule, dans les journaux, qui s’appelle Les Métiers qui tuent. Ce ne sont pas des textes réédités sauf, quelquefois, par de petites maisons d’édition, mais ce sont des textes incroyables. Ce qui est raconté est d’une force! C’est saisissant parce que le regard des gens qui maîtrisent l’écriture est du côté de ceux qui subissent l’exploitation. Et c’est un regard qui n’apparaît presque jamais. On en revient à la place du monde du travail dans l’espace romanesque. Il y a quelque chose de l’ordre de l’encyclopédie, du documentaire, et il y a la tentation de l’écriture de fiction. De la même manière que le travail de Jack London est un travail qui a une base documentaire et qui hésite toujours sur la mise en scène par le simple fait, déjà, qu’il joue le rôle d’espion et qu’il y a donc déjà une fiction. Les frères Bonneff vont mourir très rapidement à la guerre de 14.Ils vont être appelés dès 14. Le premier meurt en septembre, le second en décembre. Dans le trimestre qui suit, leur père se jette du dernier étage d’une maison, à Besançon, de douleur d’avoir perdu ses deux fils. Mais, avant de mourir, les deux frères ont chacun écrit un roman. En 1912, Léon a écrit Aubervilliers, un livre fabuleux réédité il y a peu de temps par l’Esprit des péninsules. Le second n’a pas été réédité, je n’ai donc pas pu le lire, il existe en manuscrit, il y a eu une première édition dans les années trente, il s’intitule Didier, enfant du peuple. Mais, pour revenir au système d’inventaire, je suis certain que le travail des frères Bonneff a dû naître du livre de madame Fouillée, ils ont dû lire ce livre à l’école en guise d’éducation civique et républicaine.
Puis, pour terminer un peu à propos de l’inventaire, il y a quelqu’un d’autre qui a fait par bribes la même chose c’est un écrivain de romans policiers parmi les plus grands, c’est Arthur Conan Doyle. Dans les Enquêtes de Sherlock Holmes, il y a une sorte d’inventaire du Londres de l’époque. C’est celui de 1890, de la dernière décennie du XIXe et la description de Londres est la même que celle de Jack London. J’avais refait une lecture de tous les livres de Doyle en repérant cela : le regard qu’a Holmes sur Londres est vraiment un regard de toubib, comme Conan Doyle, et tous les personnages de Sherlock Holmes sont atteints d’une maladie: le travail. Il y a une description des vêtements, de la déformation des corps, de l’usure des chaussures, etc., et toutes les déductions qu’en fait Sherlock Holmes, tout ce qui nous stupéfie comme ça, c’est en fin de compte des marques laissées par le travail et la ville. On est dans cette préoccupation-là, ce côté massif d’une humanité abîmée par le travail industriel qui s’organise, par la chimie, par l’acide sulfurique, par le gaz, par les marteaux-pilons, etc. Cette insistance est donc là dans cette littérature et ce qui est amusant c’est que, dans Conan Doyle, cet intérêt documentaire disparaît avec la fiction policière. Elle le masque complètement et il faut une lecture un peu plus centrée pour le débusquer.
Oui, ça fait une belle généalogie avec des sujets qu’on pourrait poursuivre. On va peut-être bientôt s’arrêter mais j’aurais une dernière question qu’on n’aura pas le temps de traiter du tout.
Maintenant qu’on a fixé les deux coordonnées de l’histoire et de la géographie, plus la circulation à l’intérieur de la France des métiers, on s’aperçoit que dans tout ça, si du moins on essaie de jouer la carte de l’éventuelle matrice qui se trouverait là, il n’y a pas beaucoup de place pour les personnages. Les personnages sont des petites vignettes comme Julien et André dans le roman. Dans certains cas, dans vos romans, les personnages sont eux aussi des petites vignettes qui n’ont pas le temps d’avoir une histoire. Dans le meilleur des cas, ils en ont un petit peu une comme dans La Repentie ou dans Les Figurants où les deux copains ont finalement une biographie. Mais, ma question c’est, d’une part, pourquoi le seul personnage qui avait un peu de corps et de chair et de pensée personnelle, à savoir l’inspecteur Cadin, a -t-il dû disparaître? Et une question plus positive : quel est votre programme? Quelle tournure les choses vont-elles prendre? Est-ce que vous n’auriez pas envie de déborder de cette trame, c’est-à-dire celle du genre du roman policier et des deux coordonnées que sont l’histoire des massacres et la géographie des démolitions? Ces deux questions, c’est la même, une fois positive, une fois négative.
Oui, sur les personnages c’est vrai que ce qui m’intéresse véritablement, c’est l’enfilade de décors. Dans mes romans, je suis absolument incapable de laisser mes personnages dans le même décor plus de quinze lignes. Donc, les romans sont véritablement structurés par le déplacement des personnages et par le décor qui les accompagne, qui file autour d’eux. Le maximum d’énergie que je mets dans l’écriture des romans, c’est pour avoir une intrigue solide, qui fonctionne, puis, il faut que cette intrigue soit vue par quelqu’un qui est en mouvement perpétuel. Donc il y a du mouvement dans tous mes romans. C’est véritablement un besoin physique. J’ai une incapacité à écrire sur des situations statiques et donc la conséquence c’est cet aspect fugitif des acteurs du roman.
Et leur subjectivité et leur épaisseur…
Et la manière de traiter la psychologie, c’est celle des auteurs du roman noir américain des années trente, par le comportement, par la psychologie du comportement. Elle est traitée en creux par la manière dont ils impriment leurs corps, dont ils agissent. Donc je privilégie cette chose-là.
Sur la disparition de Cadin, c’est vraiment très compliqué et long mais ça peut être un fragment comme ça. Quand j’ai écrit quatre ou cinq romans avec le personnage de Cadin, pour moi ce n’était pas un personnage, c’était un regard sur l’histoire et sur l’état de la société. J’ai toujours défini Cadin comme quelqu’un qui est policier, inspecteur, et qui doit surveiller le tracé de la loi, décider ce qui “dans la loi” et ce qui est “hors la loi”, quelqu’un qui garde une frontière. C’est quelqu’un qui a une conscience particulière, il considère que la loi n’est pas toujours à sa place et qu’il y a des masses entières qui ne devraient pas être soumises aux rigueurs de la loi, c’est la loi qui est injuste. Donc, dans sa vie de policier, il considère qu’une partie des lois sont injustes et ça lui crée toute une série de problèmes qui nourrissent les intrigues. Mais Cadin était d’abord le personnage du gardien de la frontière de la loi. Au bout de quatre ou cinq romans, j’avais un peu épuisé l’intérêt pour ce personnage et son fonctionnement et donc j’ai décidé de terminer la saga Cadin par un livre Le Facteur Fatal. C’était un roman par fragments où je mettais Cadin dans toutes les villes où il avait exercé son activité. Ça faisait un tour de France par l’inspecteur Cadin de ville en ville. Chacun des fragments était en fin de compte une nouvelle qui était parallèle à l’enquête principale qu’il faisait dans chacun des romans où il apparaissait. Donc, ça donnait une structure très intéressante d’avoir, sous forme de nouvelles, des échos de chacun des romans et de la circulation qu’il y avait entre roman très structuré et nouvelle. Puis, quand je terminais ce travail, c’est-à-dire la biographie d’un personnage imaginaire, il s’est produit quelque chose de très curieux. Quelqu’un s’est fait passer pour moi en faisant le tour de la France en signant mes livres. Il a été mis en prison sous son vrai nom alias Didier Daeninckx car les gendarmes ne savaient pas que j’existais.
On n’est jamais déçu !
Oui, on n’est jamais déçu. Et six mois après son incarcération, ils ont appris qu’il y avait un deuxième Daeninckx qui avait fait une conférence pour un groupe d’objecteurs de conscience. Le gendarme a téléphoné au groupe d’objecteurs de conscience qui ont dit qu’ils ne me connaissaient pas, que j’étais venu là mais qu’ils n’avaient pas mon adresse ni mon numéro de téléphone. Puis, ils m’ont téléphoné en me disant : Les gendarmes te recherchent. Donc, j’ai téléphoné aux gendarmes qui m’ont raconté leur histoire, un type se faisait passer pour moi, escroquait les librairies, les gens dans les hôtels, les restaurants. Il payait le champagne à tout le monde pendant une semaine, etc. Et il écrivait des livres sous mon nom et comme il était imprimeur comme moi il les imprimait et il les vendait. Le premier s’appelait Le fœtus de madame est avancé. Il donnait des interviews, il parlait deMeurtres pour mémoire. On lui disait: Mais, pourquoi avez-vous écrit Le Fœtus de madame est avancé après Meurtres pour mémoire ? et il répondait : “Pour me décontracter”.
Tout ça m’a beaucoup troublé et j’ai recherché à qui ce genre d’histoire était arrivé. C’est arrivé à beaucoup de monde. Beaucoup d’écrivains ont été doublés par un zozo. Il y en a un qui s’appelait Albert T’Serstevens qui a écrit L’or du Cristobal (réédité en “ Librio”).En 1961, il ouvre le Figaro littéraire et il lit sa nécrologie avec sa photo et il s’aperçoit qu’il est mort en Corse quelques jours auparavant et qu’on dit beaucoup de bien de lui. Il avait appris ce que ses contemporains pensaient de son œuvre, c’est déjà une consolation. Il s’est demandé pourquoi il avait été enterré en Corse. Et en effet, il y avait une tombe avec son nom, c’était celle d’un ancien gars de la gestapo française de Rennes qui lui ressemblait, qui avait fui en Italie avec de faux papiers. Il était ensuite passé en Corse où il s’était fait passer pour T’Serstevens. Il s’était marié sous ce nom avec une jeune corse et il disait qu’il en avait assez de la vie parisienne. Il faisait semblant d’écrire un livre. Après, on a su qu’il recopiait les livres de T’Serstevens. Puis il est mort. T’Serstevens a pu rétablir la vérité et faire changer la pierre tombale en Corse.
C’est donc arrivé à plein de gens, même à Victor Hugo. Mais, le premier à qui c’est arrivé, c’est Miguel de Cervantès. Il avait écrit le premier livre du Quichotte et il y a un faussaire qui a repris le Quichotte et a écrit un second livre. Cervantès ne voulait pas écrire de deuxième livre, mais pour se venger du faussaire, il l’écrit et donne la parole à Quichotte, alors que dans le premier livre et dans celui du faussaire, il y a un narrateur extérieur. Quichotte fait une enquête sur ce qu’on raconte sur lui et, en fin de compte, il fait une mise au point sur les gens qui se sont permis d’utiliser sa biographie. Puis, à la fin du livre, pour que pareille mésaventure ne lui arrive plus, Cervantès organise l’agonie du Quichotte et fait ainsi mourir le personnage positif. Il invente donc la mort du héros.
C’est cette lecture qui explique la dernière partie du Facteur Fatal où je fais mourir Cadin. Ce sont toujours des jeux comme ça qui guident les choses. On est dans un espace littéraire où des échos vous fascinent et vous contraignent. On n’est jamais déçu !
On n’est jamais déçu !