La Libre Culture, nº 157, 18 septembre 1998, par Gilles Schepens

Un Kanak dans la villes

Un homme reste-t-il un homme lorsque d’autres le considèrent comme un anthropophage sauvage ? Comment garder sa dignité en se retrouvant parqué dans un zoo entre les fauves et les caïmans ? Gocéné est un vieux kanak de 75 ans vivant en Nouvelle-Calédonie. Arrêté à un barrage routier par deux soldats adolescents, il entreprend de leur raconter l’incroyable récit de sa jeunesse.

Il s’agit de convaincre les jeunes militaires qu’ils viennent de commettre une erreur de jugement en chassant Francis Caros, l’homme qui l’accompagnait : ce dernier était respectable malgré sa nationalité (française) et sa couleur de peau (blanche). Bien au contraire, Caroz serait plutôt un quidam pour qui la morale et le devoir d’ingérence font partie intégrante de sa personnalité. Une sorte d’antithèse du « salaud » de Sartre. Commence alors un voyage dans la mémoire individuelle et collective.

Retour dans le passé donc. Nous sommes en 1931 ; l’Exposition coloniale de Paris va bientôt ouvrir ses portes. Pour une raison inconnue, tous les crocodiles du parc meurent subitement à quelques jours de l’inauguration officielle. Il faut trouver une solution de dernière minute pour sauver la face : le cirque Höffner de Francfort accepte de prêter ses crocodiles en échange d’autant de « Canaques » !

Ainsi, la jeune Minoé est emmenée avec une trentaine des siens dans un camion en partance pour l’Allemagne. Mais Gocéné a promis au chef de son village de veiller sur elle tout au long de leur séjour européen. Il s’échappe donc en compagnie de Badimoin. Tous deux courent affronter la pire des jungles : une grande ville occidentale. Aussi lucides que désorientés, nos héros poursuivent leur quête et leur promesse.

Inspiré par un fait authentique, le dernier livre de Didier Daeninckx nous expose les faits de manière romancée, poétisée par une langue pure et musicale, claire et imagée. Pas à proprement parler un roman policier – même si on assistera à une longue fuite ponctuée de poursuites, de coups de feu, de planques d’un meurtre –, non, plutôt une triste tranche de l’Histoire de la police et de la politique françaises de l’époque, vue au travers du prisme de la littérature. Offerte sous l’apparence d’un conte, l’histoire de Gocéné se limite aux dimensions d’une longue nouvelle à laquelle des oreilles d’enfant ne résisteraient certainement pas, justement parce qu’elle est dure, vraie, juste, et qu’elle ouvre une porte vers l’espoir.

Véritable hymne contre l’humiliation, cet ouvrage engagé invite le lecteur à s’interroger sur les mécanismes qui peuvent conduire une civilisation dite avancée à dénier toute dignité à un autre peuple. Encore un appel à nos conscience endormies, qui réclament décidément de fréquents électrochocs pour accepter d’entrouvrir les yeux sur les réalités passées et présentes.