Le Monde, 8 juillet 2005, par Xavier Houssin

Nouvelles d’oubliés

Deux recueils de Didier Daeninckx, écrivain des marges et des périphéries douloureuses.

Les terrains vagues aujourd’hui sont d’approximatifs quadrilatères dégagés à coups de pelleteuse entre deux immeubles. Des endroits oubliés juste un temps. Des buddleias, des valérianes mauves s’y grainent avec le vent en fausse parenthèse. Dans l’attente du béton.

Ces lieux sont les accrocs d’un tissu fatigué qu’on rapièce de neuf au petit bonheur l’argent. Patchwork des banlieues. Pavillons et cités. Algéco, foyers d’hébergement et logements de transit. Le provisoire est si longtemps resté définitif. On veut faire place nette. C’est oublier les gens et leur passé fragile. « Le lino dans les chambres, le soleil au travers des volets, la buanderie pleine d’outils, les amoncellements de bois… Une baraque sans importance, rue du Globe, à Stains, que Ferdinand construisit de ses mains, au cour d’un lotissement ouvrier, à la fin des années vingt. Je n’ai pas d’autre maison. »

Didier Daeninckx plante le décor sensible et peut se laisser aller à la noirceur. À la chronique d’événements meurtriers. Aux vengeances folles. Aux chausse-trapes du destin. Tout finit mal ou presque. Comment pourrait-il en être autrement ? Avec Main courante et Autres lieux, « Folio » continue l’édition en poche des textes de cet écrivain des périphéries douloureuses et des marges.

Et ces deux recueils de nouvelles, parus au milieu des années 1990 chez Verdier, sont au centre de son travail littéraire. De sa volonté d’inscrire le roman noir dans la réalité sociale et politique. De mettre de la pulpe vive dans le bourbier de l’exclusion. Une contre-écriture militante, posée en parapet. Qui dénonce. Qui accuse. Qui met devant les faits. « Mai 1981. Marc entama une grève de la faim quand il fut clair qu’on ne voulait rien sauver de l’usine où il avait passé sa vie. Il s’enchaîna au pied de sa machine, trois semaines sans bouger, dans le bruit du travail qui l’isolait. Sa conscience solitaire s’est balancée bien des mois plus tard, au bout d’une corde. »

Avec Daeninckx, le fait divers touche à la grande Histoire, celle des peuples. Le tragique témoigne de l’oppression. Les entreprises sordides se mêlent d’abus de pouvoir, et les assassinats renvoient aux crimes d’État. L’étrangeté barbote dans le réel absolu. Celui des brèves des journaux populaires. Des flashes d’information. Une vingtaine de récits où le grotesque barbouille l’incontestable, le sérieux, l’avéré. Révérence à Poe. Mystère des bas fonds. Simples rappels aussi. C’est l’affaire Isabelle Fisch, cette jeune fille de 19 ans dont le père, responsable CGT est le premier adjoint au maire de Staffelfelden, la seule municipalité communiste en Alsace. Elle disparaît le 19 novembre 1977. Son corps est retrouvé le 1er janvier 1978 en forêt de Reiningue. Elle a été violée et tuée. L’enquête vite bâclée, la suite des non-lieux laissent pour le moins perplexe… La frontière est ténue.

De texte en texte, Didier Daeninckx nous la fait franchir sans cesse. On est troublés. Dérangés. Révoltés. Des mots qui nous réveillent. « Ce que vous avez devant vous s’appelle une glace. Ceci est votre reflet… »