L’Humanité, 11 février 1994, par Jean-Claude Lebrun

De quelques façons de vivre

Une remarquable définition du fait divers, illustrée de façon non moins exemplaire par les textes de Didier Daeninckx, sans conteste parmi le tout meilleur de ce qui nous a déjà été donné à lire de lui. Rapidité du trait, sens de la surprise, efficacité, profondeur : tous les ingrédients sont réunis ici pour faire de ces tableautins, traversés tous par une même fissure, le témoignage des dérapages et des dérives auxquels des hommes et des femmes sont aujourd’hui contraints. Il y a là de l’insoutenable et du dérisoire, du dramatique et du grotesque, comme chez le cycliste en chambre de la nouvelle-titre, qui se tue sur son vélo d’appartement pour avoir présumé de ses forces en voulant jouer au champion. Mais quoi d’étonnant à cela, à l’époque de la performance reine et de la jeunesse du corps comme obligation sociale ?

Ces tragédies minuscules, qui paraissent inégalement chargées de sens social – quoi de commun, en apparence, entre la mort d’un cycliste et le suicide d’un chômeur, dans un autre récit ? –, laissent justement pressentir comment celui-ci peut cheminer en empruntant les voies les plus inattendues. Ainsi lorsqu’un policier découvre le morbide contenu d’une consigne automatique utilisée par une jeune SDF, à la gare de l’Est, il est saisi par l’émotion violente de celui qui, voyant, tout d’un coup comprend : « il croyait s’être bétonné le cœur, mais depuis la première fois depuis qu’on l’avait jeté en uniforme sur le bitume parisien, les larmes lui montaient aux yeux. » De la même façon que la foule massée autour d’eux, « une galerie courbe de visages médusés. Une humanité en proie à la terreur ». Car chacun sent bien que les petits restes humains éparpillés sur le sol, sur une vieille feuille de journal relatant un viol, témoignent pour une horrible humiliation, pour un temps de violence et de mépris de l’autre. Ce texte est l’un des plus poignants d’un recueil aux teintes sombres, ainsi que le sont ces « mains courantes », ces registres des événements que tiennent tous les policiers de quartier.

Vers le milieu du recueil, en position qu’on peut penser « stratégique », un récit intitulé La Page cornée tranche quelque peu sur cette tonalité générale. Moins par l’ambiance, sombre elle aussi, que par son thème. Puisqu’il s’agit, évoqués avec une pudeur particulièrement émouvante, des derniers instants de l’écrivain Eugène Dabit, qui fut l’un des grands maîtres du réalisme critique dans l’entre-deux-guerres. Comme si Didier Daeninckx désirait, par ce rappel, discrètement suggérer combien la littérature reste le lieu d’une connexion entre les destins individuels et le sens social. Nul doute qu’avec sa Main courante, il ne s’inscrive à son tour dans un tel lignage.