L’Humanité, 14 avril 2005, par Jean-Claude Lebrun

Nouvelles du monde

Pour la littérature, il est des façons extrêmement variées de s’affronter au monde. Elle peut user de stratégies de suggestions et de contournements, s’attacher plus aux effets des fractures historiques, des bouleversements sociaux, et à leurs échos dans la sphère intime. Ou bien choisir de s’avancer à découvert et d’attaquer de front cette épaisse matière. C’est l’option retenue par Didier Daeninckx depuis plus de vingt ans, dans des romans, des récits et des nouvelles dont l’esprit et la teneur excèdent de très loin ce qu’il est convenu d’appeler la littérature « noire ». Une étiquette qui continue curieusement de coller à son œuvre, alors même que, depuis ses débuts dans Meurtres pour mémoire (1984), l’écrivain ne s’enfermait manifestement pas dans les schémas traditionnels ni dans les codes du genre. À cet égard, les six nouvelles de Cités perdues viennent aujourd’hui à point nommé nous offrir un véritable échantillon de ses territoires d’écriture et de sa manière.

Ainsi que le récit liminaire, qui donne son titre au volume et propose une plongée dans le social contemporain à partir d’un meurtre et d’une investigation policière, chaque texte illustre en effet ce qui fonde la particularité de Didier Daeninckx : son aptitude à aller chercher sa matière d’écriture dans des bordures, des banlieues de l’histoire, volontairement ignorées ou simplement oubliées : les deux guerres mondiales, la Résistance, le colonialisme, le tournant d’une épopée industrielle… Avec, à chaque fois, et ainsi qu’il sied à une véritable nouvelle, le ressort d’une surprise finale qui donne rétrospectivement au texte toute sa profondeur de champ. Ce qui frappe d’abord, c’est la richesse et la précision du matériel narratif. Ces récits ne se développent que solidement enracinés dans un épais terreau factuel : lieux très précisément corroyés, objets ou signes du temps soigneusement répertoriés, ambiances restituées à traits précis. Qu’il s’agisse de la destruction d’une barre à La Courneuve, d’un épisode de la vie de Jean Moulin, d’un à-côté sombre du débarquement du 6 juin 1944, de la destinée d’un soldat des troupes coloniales de la Première Guerre mondiale, du sacrifice de jeunes combattants du groupe Manouchian, ou encore de la mémoire toujours vivante de Renault sur les actuelles friches industrielles de Boulogne-Billancourt – bientôt un quartier de nouveaux bo-bo ? –, à chaque fois Didier Daeninckx démontre un sens rare du signe et de la trace, qui soudent ses récits à la trame même de l’histoire.

Sauf que la chose opère en quelque sorte à retardement. Que les premières pistes qui s’ouvrent au lecteur en masquent immanquablement d’autres. Que l’on ne décèle d’abord de l’essentiel qu’une sorte d’ombre portée. Le corps d’un homme assassiné que l’on transporte dans les sous-sols de la barre avant le dynamitage. Une battue, à Chartres en juin 1940, pour liquider une meute de chiens ensauvagés. Le meurtre d’un vieux général américain dans une cabine de bains à Deauville. Les souvenirs d’Afrique d’un homme enterré dans la « glaise froide » de Champagne. Les amours compliquées d’un jeune rital de vingt ans, joueur de football surdoué, empêché par une mystérieuse « consigne de venir sur le territoire de sa belle. Des arbres décapités par la tempête du 26 décembre sur un quai de Seine… Pourtant tout est là, déjà rassemblé. En germe, en pierre d’attente, pour qui sait discerner les indices qui signifient. Si la démarche de découverte rétrospective des auteurs de polars a peu à peu gagné par capillarité l’ensemble du champ littéraire, Didier Daeninckx n’a eu pour sa part qu’à poursuivre l’entreprise initiale. Puisqu’aussi bien l’histoire, au même titre que le réel, ne se donne, sauf exceptions rares, jamais immédiatement à voir. Et qu’il faut en passer par quelques étapes intermédiaires pour, par exemple, découvrir la vraie cause historique, parfaitement insoupçonnable, de l’assassinat du vétéran américain revenu en Normandie pour les célébrations du soixantième anniversaire. Ou saisir que l’aventure du footballeur d’origine italienne se déroule en un autre temps, avec des enjeux autrement graves. À partir d’un bout de réel, l’écrivain opère ici à la façon de l’archéologue. Il reconstitue une épaisseur, un environnement. Graduellement récrit une histoire enfouie sous des décombres dont son récit d’ouverture donne à voir la figure symbolique. Et tisse un lien avec le présent. Il y a là un travail à la fois remarquable et indispensable, pour qui refuse une lecture plate et univoque du monde.