L’Humanité, 30 mai 2002, par Jean-Claude Lebrun

Didier Daeninckx, l’histoire en tête

On aurait tort de ranger Didier Daeninckx seulement parmi les grands maîtres actuels du polar. Ou alors il faudrait préciser qu’il s’agit d’un polar différent, presque continûment en prise étroite avec une réalité historique. Les interrogations, les énigmes, auxquelles les personnages de ses livres se trouvent confrontés aboutissent en effet à des pans insoupçonnés de l’Histoire. Certains refoulés par la mémoire collective, d’autres soigneusement dissimulés aux populations. On se souvient ainsi du Der des ders (1985), qui s’attachait à l’un des aspects les moins glorieux de la Grande Guerre, longtemps censuré par l’historiographie officielle. Ou de Les Figurants (1995), qui donnait à voir un épisode marginal, mais extraordinairement significatif, de la Seconde Guerre mondiale. Là où pas mal d’auteurs de polars, pareillement soucieux d’investir le champ historique ou politique, pêchent par la faiblesse de leur écriture, ou par le dilettantisme de leur organisation dramaturgique, Didier Daeninckx ne cesse pas d’afficher une enviable maîtrise et un incontestable sens du romanesque. Dernier exemple en date, Le Retour d’Ataï, se présente comme un véritable petit chef-d’œuvre du genre.

Dans un village de Nouvelle-Calédonie, un homme de bientôt quatre-vingt-dix ans s’apprête à prendre l’avion pour la « métropole ». Il avait fait une première fois le voyage il y a soixante-dix ans de cela pour l’Exposition coloniale de 1931. Non pas comme visiteur, mais comme « sujet » : avec quelques autres « Canaques », à qui l’on avait pendant la traversée appris des danses « rituelles », il avait été « mis en cage avec des animaux sauvages, au zoo de Vincennes ». Le vieillard encore robuste se prénomme Gocéné. L’on ne connaîtra qu’à la toute dernière ligne du récit son nom de famille. Et du coup l’on comprendra bien des choses. Car il ne s’agit pas pour lui d’un simple retour sur les lieux de son ancienne humiliation, dont le stupéfiant récit court tout au long du livre. À Paris, Gocéné veut surtout retrouver la trace d’un « frère » calédonien disparu cent vingt-quatre années plus tôt, le 1er septembre 1878. Pour cela, il compte se rendre à l’hôtel Drouot, où l’exemplaire de La Gazette des antiquités, laissé par des randonneurs et qu’il tient dans son bagage, annonce la mise aux enchères d’objets et d’ossements humains de la seconde moitié du XIXe siècle, rapportés de Nouvelle-Calédonie et d’autres îles de la région. Du « frère », dénommé Ataï, qui, trahi par le chef d’une autre tribu, fut décapité après avoir dirigé une révolte contre les colons blancs, il sait qu’il reste aujourd’hui le crâne. Les militaires et les commerçants aimaient à rapporter chez eux de tels souvenirs exotiques. Certains faisaient décorer l’os, nettoyé de ses chairs, d’autres préféraient conserver les têtes dans des bouteilles de formol. Un commerce spécialisé s’était également développé autour de ces reliques. Un lot de crânes, décollés lors des événements de 1878, doit précisément passer à Drouot, lors d’une séance intitulée « Collecte des Messageries maritimes ». Pour Gocéné, l’occasion pour les Kanak de se réapproprier l’un des symboles de leur histoire volée. Didier Daeninckx fait surgir ici, à partir d’une documentation remarquablement fouillée, qu’il avait commencé de rassembler pour Cannibale (1998), l’histoire méconnue de cette Nouvelle-Calédonie, dont la population, trente ans après l’arrivée des colonisateurs, avait diminué de moitié. Un massacre assez semblable au génocide des Indiens d’Amérique.

Mais la tête d’Ataï a disparu. Le vieux Gocéné se lance alors dans une véritable enquête. Il se dirige d’abord vers les musées dont les conquêtes coloniales ont alimenté les fonds. Obligeant au passage quelques jeunes spécialistes à s’interroger : « Jamais un professeur ne nous a parlé de la provenance des trésors de nos musées. » L’accumulation primitive, quelle qu’elle soit, repose toujours sur les mêmes pratiques de pillage et de spoliation. Et l’on comprend l’exhortation des surréalistes, en 1931, à ne pas visiter l’Exposition coloniale. Peu à peu des pistes s’ouvrent, des langues se délient devant l’entêtement de Gocéné. À chaque nouvelle information recueillie se dévoile un peu plus des horreurs de la conquête, en Nouvelle-Calédonie. Tandis qu’apparaissent en écho les luttes tragiques de libération des années quatre-vingt, que se laisse apercevoir la figure de Jean-Marie Tjibaou. À ce stade, l’investigation propre au polar et l’investigation historique deviennent indissociables. Et Didier Daeninckx s’y montre à son meilleur. Poussant en même temps son intrigue et la réflexion. Suggérant, derrière l’acharnement de son personnage, une part non dite d’implication personnelle. Faisant pressentir combien pèse sur lui un certain héritage et combien il est symboliquement important pour lui de mener jusqu’à son terme la mission qu’il s’est assigné. L’épilogue du récit se déroule à son retour : à peine deux pages, mais en lesquelles viennent superbement se rencontrer une trajectoire individuelle et l’histoire collective. Cela même qui donne au livre toute son épaisseur et sa richesse de sens.

Ce Retour d’Ataï, c’est en effet aussi un retour à soi-même : l’expiation de l’épisode de 1878, porté comme une tache par celui dont l’auteur révèle enfin la totalité du nom. Une fin à l’exacte hauteur de ce grand texte.