Libération, 12 juin 2003, par Jean-Baptiste Harang

Œil Daeninckx

Auteur de polars, Didier Daeninckx a pour habitude de se mêler d’Histoire et des histoires des autres. Il nous raconte la sienne.

Trois livres de Daeninckx, et même quatre avec la reprise en Folio de 12, rue Meckert, et dans deux d’entre eux quasiment la même phrase, comme un art poétique : « C’est toujours ainsi que j’ai procédé : jeter des passerelles de fiction entre deux blocs de réalité. Un peu comme on traverse un torrent en s’appuyant sur des rochers épars », ici c’est Jean-Luc Mestrem qui parle, narrateur et vieil enquêteur sur le retour au pays de Les corps râlent, il faut entendre « les chorales », deux majorettes ont été jetées du haut d’une falaise et il lui faudra reconstituer le chœur ancien pour trouver le coupable. Là, sur la quatrième de couverture du recueil de nouvelles de la collection blanche de Gallimard, Daeninckx, qui avait tant fréquenté la Noire, a laissé reproduire ceci : « La méthode est simple : jeter des passerelles de fiction entre deux blocs de réalité, comme on franchit un torrent en s’appuyant sur des rochers épars. » La phrase d’avant, il était précisé : « L’or romanesque est partout, il suffit de repérer la veine. » C’est ainsi qu’écrit Daeninckx, l’œil aux aguets, toujours en repérage et en veine, il lit les histoires sur les murs de nos villes, des banlieues, sur l’Internet, dans les bibliothèques, les journaux, la curiosité lui tient lieu d’imagination, et l’imagination, ainsi libérée, lie la sauce, ourdit le scénario et transforme en histoire, noire le plus souvent, des lambeaux d’Histoire, malmenés par le temps. Le métier est en lettres rouges sur la couverture blanche à liserés, Raconteur d’histoires : « J’ai choisi ce titre devant la télévision, dit Daeninckx, une femme, écrivain moderne, se fit dire par le journaliste : “Vous nous racontez l’histoire de…”, et elle l’a mal pris, cette pimbêche, elle s’est vexée et s’est lancée dans un couplet comme quoi elle s’occupait de littérature et certainement pas de raconter des histoires. Je me suis dit : attends, j’ai un paquet de nouvelles plus ou moins inédites, je vais en écrire d’autres et les regrouper sous ce titre « raconteur d’histoires », c’est ça le boulot, raconter des histoires. » Il est comme ça, Daeninckx, il écrit contre (c’est même le titre d’un de ses livres), contre l’oubli, contre l’injustice, contre l’extrême droite et tout ce (et ceux) qu’elle couve. Intransigeant jusqu’au risque d’en faire trop.

Didier Daeninckx est né le 27 avril 1949, il y a un début à tout, à Saint-Denis, la proche banlieue nord de Paris, c’est déjà la route des Flandres, un bon coin pour attraper un nom pareil, Daeninckx (prononcer Daeninckx). Il n’avait pas encore cette moustache soulignée d’une mouche mousquetaire, ou peut-être moins fournie, ni ces cheveux mi-longs posés en ordre sur les épaules, ni ces lunettes cerclées qui ne feront jamais d’un myope un intellectuel, ni cette grande carcasse timide, élégante et déterminée en jean ou en costard gris. Cinquante-quatre ans plus tard, il a tout gardé, inchangé, aminci, imperturbable devant le succès et l’aisance, mais sans bouder son plaisir, à Aubervilliers, à cinq cents mètres de la cité natale, dans une maison de quartier, confortable et discrète. Cinquante-quatre ans, deux fois vingt-sept, et les vingt-sept premières années passées sans la moindre idée de devenir écrivain, il n’y en a pas dans le quartier, sinon à foison sur les plaques des rues. Né entre deux sœurs chez de dignes prolétaires qui ont la légitime ambition de voir leurs enfants échapper à l’usine, ils divorcent lorsque Didier n’a que quatre ans, cela ne se faisait guère en ce temps-là, la compassion ressemble à celle qu’on réserve aux orphelins, alourdie du soupçon de la faute. Le père est tôlier chez Hotchkiss qui fabrique alors plus de canons que de camions, était tôlier devrait-on dire, puisqu’en 1945 à vingt-trois ans, il revient de guerre un poumon en moins, passe son temps entre les sanas et les procès qu’il fait à l’armée pour faire valoir ses droits à une pension. Il finira par toucher un petit pactole, de quoi flamber aux courses et au café, se refaire en petits métiers, il est porteur à la gare d’Austerlitz au moment de la malle sanglante. Des histoires. Du côté Daeninckx, on est anar, réfractaire ou réformé P4 depuis au moins trois générations, le grand-père est envoyé au bagne pour avoir refusé de partir à la Grande Guerre qui lui avait déjà pris un frère (lire Le Der des ders). Côté maternel, on est communiste depuis que ça existe. Le grand-père conduisait des locomotives, il fut maire de Stains et épuré du parti en 1953, la grand-mère vendait des tickets de métro, la mère est cantinière municipale, elle passe des valises vers l’Espagne de Franco, sous couvert de faux voyages de noces, avec de faux papiers et des maris d’un jour qu’on lui présente sur le quai de la gare, valises qu’elle n’ouvrira jamais, elle héberge chez elle, cité Robespierre à Aubervilliers, les négociateurs vietcongs des premiers pourparlers clandestins avec les Américains. Cette militance-là est dite dans la dernière nouvelle du Raconteur d’histoires, « Ceinture rouge », les « blocs de réalité » y sont si serrés qu’il y a peu de place pour la fiction autour, on peut y aller d’un pas sûr. Depuis, Didier Daeninckx marche sur ces deux jambes-là, communisme et anarchisme, il faut être vigilant sous peine de grand écart.

Il sera instituteur.

Bien sûr que non, il ne sera pas instituteur : les études l’ennuient, sauf le français et l’histoire, et les filles et le rock’n roll qui ne sont pas enseignés, et qu’on apprend vite. À la fin de la troisième, on l’envoie dans un lycée professionnel en construction, affecté d’office à l’apprentissage de la comptabilité, les filles en blouse rose, les garçons en bleu, il tiendra un an, en garde l’idée de l’avoir échappé belle et une certaine dextérité sur la machine à écrire. Elle ne perd rien pour attendre, la machine, dix ans. En attendant, Daeninckx trouve un boulot d’imprimeur à la Johnson Française, le chef d’atelier est entièrement mobilisé sur un projet de brevet d’une machine automatique à nourrir les lapins. Chaque fin de semaine, il emmène à la campagne un ou deux arpètes pour la mettre au point. Chaque samedi, les lapins sont morts. Des histoires. C’est la guerre du Vietnam, on boit des « feuilles mortes » au bistrot, c’est joli tous ces sirops superposés dans du pastis et que l’eau vient soulever comme des jupons tsiganes, Roger Caron, un élève de Jean Lurçat invite Daeninckx à Beyrouth, à Alep où il fabrique des tapisseries d’art, il voit les camps palestiniens, prend goût aux voyages politico-touristiques, Cuba, l’Afrique du Nord. Reste imprimeur une douzaine d’années, passe d’atelier en atelier, Aulard, rue Tournefort, qui fabriqua les premiers « Minuit » du temps de Vercors, de la clandestinité, y apprend tous les métiers, l’héliogravure à feuilles, le report photographique à la gélatine animale. Des histoires à raconter. La dernière année, il imprime sans discontinuer le formulaire de réparation des automobiles Renault, ne peut plus voir l’encre en peinture, et file au chômage royalement indemnisé à 110 % de son salaire par le meilleur économiste de France, alors Premier ministre. Il a vingt-sept ans, se passionne pour les surréalistes et le Bauhaus. Imprimeur déprimé, il va écrire un livre.

Nous sommes en 1977, on dit que la gauche peut gagner les municipales, Daeninckx écrit Mort au premier tour, comme il peut. Daeninckx n’a jamais écrit. Mais il a beaucoup vu et beaucoup lu. Le père d’un de ses copains s’était mis en tête de posséder la collection complète du Livre de poche, le jeune Didier y puise tout ce qu’il peut, et puis il y a le Théâtre de la Commune, véritable université populaire de la banlieue nord : « On se tapait Goldoni en italien sans broncher, on descendait à cinquante de la cité, tout naturellement, on voyait des Losey avec Losey pour débattre, j’ai assisté à une conversation entre Godard et Renoir, les billets étaient vendus au porte à porte, c’était du militantisme, ils recrutaient des spectateurs. J’ai vu Brel boire un verre à la cafète du théâtre. La Commune, c’était notre porte ouverte sur le monde. C’est Firmin Gémier qui a inventé le théâtre populaire, il était d’Aubervilliers. » Daeninckx finit à l’arraché son Mort au premier tour, il situe son histoire en Alsace, celle d’un militant syndicaliste, antinucléaire, à cause de Fessenheim, élu conseiller et assassiné entre les deux tours, l’inspecteur Cadin mène l’enquête : « Tout était problématique, je voulais l’écrire, absolument, mais je ne savais pas comment, je saturais tout de sens, de social. C’est le seul de mes livres dont j’ai refusé la réédition. Vingt ans plus tard, je l’ai réécrit, je n’ai gardé que la première phrase. J’ai appris une chose primordiale : pour écrire des histoires, il faut aller sur place, engranger de la réalité. » Il envoie son manuscrit à dix éditeurs, neuf le refusent et le dernier ne répond pas. Daeninckx renonce à l’écriture. Il répo […]