La Quinzaine littéraire, 16 février 1999, par Anne Thébaud,

Le temps retrouvé

S’il est une particularité des récits de Michèle Desbordes, c’est de rendre au temps sa densité. La destinée humaine se trouve prise dans les rets insensiblement resserrés d’une toile qui l’étrangle, la rend prisonnière d’un compte à rebours et d’atavismes contre lesquels il est vain de lutter. Les personnages sont également imprégnés du temps qu’il fait, le temps figurant cette fois-ci l’espace, la géographie d’une contrée, avec ses particularités météorologiques, sa lumière et son atmosphère. L’espace et le temps se conjuguent dans l’expression de la répétition, des habitudes, comme autrefois on ravaudait la toile.

À la fin de sa vie, sur l’invitation du roi de France, un maître italien, peintre et architecte, quitte son pays. Il est long le voyage qu’il accomplit, accompagné de ses élèves, jusqu’aux bords de Loire où on a choisi pour lui une demeure. Une femme sans âge les y attend pour les servir. C’est le printemps, le vieux maître n’en finit pas d’observer les jeux de lumière sur les eaux du fleuve, le bleu du ciel qu’il compare à ses souvenirs de Toscane. Il visite la région écrit des lettres et prend des notes, dessine, imagine des portiques, des jardins et des terrasses. On songe même à détourner les eaux du fleuve. La servante lave le linge, rapporte l’eau de la rivière, prépare les repas. Le soir, quand l’air fraîchit, elle allume le feu et s’installe près de la fenêtre où elle se tient sans rien dire. Elle et lui ne se connaissent pas, ne se parlent guère et pourtant s’apprivoisent, s’attardent dans la grande salle du bas. Quand l’un est parti, l’autre guette son retour. Les jours passent, les voyageurs apportent des nouvelles des guerres. Les saisons se font moins clémentes, des maladresses échappent, le sommeil déserte. Un élève repart en Italie, le vieux maître pose son carnet, ferme les yeux, entrevoit la fin des choses. Les tâches ordinaires varient à peine mais les gestes de la servante se font plus lents. Entre l’homme et la femme, il y aura quelques présents, des actes de bravoure en guise de confidences et la demande. C’est tout ce qui compte, l’un à l’autre liés par une seule parole, le silence et la fidélité de la mémoire.

Finalement, le temps ne fait guère de différence entre la vie du maître et celle de la servante : « des mois et des mois de travail, oui là-haut sous la voûte des églises, il tremblait sur son échafaudage, le soir le matin, de fatigue, de peur et d’angoisse, il tremblait jusqu’au dernier jour. C’est alors qu’achevée, plus qu’achevée, l’œuvre pâlissait, perdait lignes et couleurs, Christ et apôtres s’abîmaient dans la chaux poisseuse et la moiteur aigre des murs. Jean, Jacques, Simon et Judas, mêmes teintes incertaines, mêmes regards perdus, même fin des choses, il n’en resterait rien si ce n’est les couleurs délavées et les regards éteints, plus que morts, de vagues silhouettes aussi fantomatiques que celles qu’ils exhumaient des cités antiques enfouies sous les décombres. » À regarder la femme aller et venir, faire les mêmes gestes tous les jours, et ainsi attendre calmement la mort, le vieux maître réalise que rien d’autre n’a plus d’importance. La servante lui rend le temps de l’enfance, la présence d’une autre femme, de la première, la mère. La vie esquisse un retour aux origines.
Il faut saluer la justesse d’approche du quotidien, la réussite de ce récit à dire les choses simples de la vie. L’écriture de Michèle Desbordes, lente et sinueuse comme le cours de la Loire, exprime l’apparente insignifiance des jours ordinaires, la geste modeste qui inlassablement se répète depuis des générations. C’est au cœur de cette fausse immobilité que se cachent les désespérances silencieuses et le consentement à l’énigme du temps. En contrepoint, l’art témoigne des émotions, des instants tristes ou magnifique, « des délicatesses de fleur meurtrie à peine éclose, du creux du cerne sur la joue ».