Le Monde, 30 janvier 2004, par Patrick Kéchichian

Michèle Desbordes raconte l’histoire immobile de l’enfermement de Camille Claudel durant trente années

Comment donner à éprouver le temps ? Comment le comprendre, dans son urgence et sa précipitation ou son étirement infini, dans sa mesure ou sa démesure ? Aucun romancier, évidemment, ne peut échapper à ces questions. Mais il peut les dissimuler sous mille autres interrogations secondaires et accessoires. Rares cependant sont les œuvres remarquables qui, de quelque façon, ne s’articulent pas sur la grande énigme temporelle.

Michèle Desbordes, dans ses précédents romans – L’Habituée (Verdier, 1996), La Demande (Verdier, 1998) et Le Commandement (Gallimard, 2001) –, avait pris la durée et l’histoire comme partenaires privilégiés de son art. Avec La Robe bleue, elle approfondit sa méditation. D’une manière encore plus dépouillée, elle aborde la question de la compréhension du temps, non pour la résoudre – quelle outrecuidance ce serait ! – mais pour l’inverser : il s’agissait moins de comprendre que d’être compris.

Camille Claudel passa, à partir de 1913, les trente dernières années de sa vie dans un hôpital psychiatrique, d’abord à VilleEvrard près de Paris, puis, en 1914, à la suite de la déclaration de guerre, à l’asile de Mondevergues, à Montfavet, en Vaucluse. C’est là qu’elle meurt le 19 octobre 1943, victime parmi tant d’autres, d’une presque famine, quelques semaines avant de fêter ses 80 ans.

On a beaucoup écrit, souvent inconsidérément, sans réflexion ou information, sur l’histoire de la famille Claudel, sur la cruelle décision d’enfermement de Camille, sur les rapports de l’artiste et de la femme avec son maître en sculpture et amant Auguste Rodin, sur la relation qui l’attachait à son frère cadet, Paul Claudel, sur le rôle de ce dernier… Mais, comme pour la folie et la réclusion de Hölderlin un siècle plus tôt, c’est l’image démesurée et comme évidée du temps associée à celle de l’aliénation, qui frappe d’abord l’imagination et incite à la réflexion. Une fois que l’on a renoncé aux procès mal instruits et aux jugements intéressés. Ce n’est ni la maladie de Camille ni l’étude de son milieu familial qui ont intéressé Michèle Desbordes. Il n’y a, dans son roman, ni anecdote ni jugement.

Une femme est assise au soleil, elle attend. Elle jadis si active et passionnée, n’a plus rien d’autre à faire. « Il la trouvait là, quand il arrivait, assise sur cette chaise devant le pavillon, immobile et les mains croisées dans le pli des jupes, ces robes grises ou brunes… » « Il », c’est Paul Claudel, le diplomate toujours parti, à Washington, au japon ou en Chine, absent de longs mois, des années entières. Bien sûr, il y a d’autres protagonistes du drame immobile de Camille, le père, Louis-Prosper, qui a protégé sa fille, la mère, Louise-Athénaïse, et sa sœur cadette Louise, qui n’ont pas à son égard la même indulgence… Bien sûr, il y a aussi Rodin, le sculpteur, l’amant qui s’est dérobé. Du côté de Paul, l’immense écrivain, il y a Rose Vecht, Ysé dans Partage de midi, par qui il a frôlé la folie.

« Je me la figure assise là à attendre sans rien dire, et depuis si longtemps, comme si elle n’avait jamais connu ni révolte ni violence, d’année en année plus docile… » Michèle Desbordes prend l’attitude et le langage de la narratrice, de l’historienne. Un langage qui n’est pas conçu pour garder une distance, pour se protéger de l’histoire, mais pour faire intrusion en elle, pour deviner, par le moyen de la littérature, ce qu’on ignore. Par la forte et très discrète présence de ce « je », elle reconstitue le tissu troué, en lambeaux, de l’existence de Camille. Non pas toute l’existence, avec ses raisons et ses déraisons, mais uniquement ces heures, ces jours, ces années d’attente…

« Quand il arrivait, c’est là qu’il la trouvait, à demi endormie à force d’attendre, dans ses habits trop larges… » Paul Claudel fit de fréquentes visites à sa sœur – mais beaucoup de ces trente années furent occupées de la seule et vaine attente –, jusqu’à la dernière en 1943, quelques jours avant sa mort. Le 23 octobre, dans son journal, il se souvient : « “Mon petit Paul.” Elle m’embrasse, mais elle a hâte de revenir à ce sommeil plein de douceur. »

Dans la brève seconde partie du livre, qui lui donne son titre, Michèle Desbordes imagine l’avant-dernière visite du poète à Montfavet, en août 1936. Mais non, « pas plus qu’elle [Camille], on ne cherche ou on n’imagine, on sait… » « Le temps ces jours-là n’existe pas, ne peut exister de cette façon qu’il avait jusqu’alors d’exister. » Une robe bleue remplace l’éternel vêtement gris. C’est comme une illumination ultime, une définitive consolation… « Il l’emmène aux Saintes-Maries », « par la Camargue et les grands étangs ».

Sans bruit inutile, loin de l’ordinaire bavardage interprétatif ou moral, le récit de Michèle Desbordes donne admirablement à entendre la vibration du temps immobile, à suivre la courbe d’une existence réduite à trois fois rien, mais en même temps intégralement vivante et habitée de désir.