Les Dernières Nouvelles d’Alsace, 15 janvier 1999, par François Busnel

Les silences du regard

C’est un livre rare. Précieux. Pour son auteur, on le devine, l’écriture seule a imposé, au fil des pages, sa loi. Michèle Desbordes publie aux éditions Verdier son deuxième roman. Michèle Desbordes ? Une inconnue. Plus pour longtemps. Si le succès ne couronne pas cet ouvrage, alors je veux bien changer de métier.

Avec une grâce que seuls détiennent les grands maîtres de l’écrit, voici une romancière qui renouvelle la poésie en prose. Que dire d’un livre qui s’obstine à ne pas nommer les choses ? Qu’il est le contraire d’un livre-à-la-mode, vite fait bien fait, comme on en lit tant. Qu’il aligne des mots qui composent une phrase. Que des phrases entremêlées surgit une mélodie. Que cette mélodie n’existerait sans doute pas si l’auteur n’était parvenue à substituer l’émotion à la révélation… Car rien ne sera révélé avant la dernière page, où tout sera dit en creux, sans que la violence des mots ne vienne heurter le lecteur. Ici, l’évidence même devient obscène. Parions que ce livre est né du refus de nommer les choses. La mort, la beauté, l’art, le sens : autant de mots qui ont perdu en émotion ce qu’ils ont gagné en sens depuis qu’ils sont devenus des concepts et des jouets agités par nos philosophes et nos romanciers ordinaires.
Mais voilà, Michèle Desbordes n’est pas une romancière ordinaire. En cent vingt magnifiques pages, pas un de ces mots n’apparaît dans sa cruelle nudité ! On pourrait penser que l’auteur tourne autour du pot, qu’elle bavarde, qu’elle dilue, qu’elle « tire à la ligne ». Il n’en est rien. Elle habille les images que nous nous faisons d’une réalité qui ne cesse de nous échapper et qui pourtant nous rattrape au dernier soir de notre brève, trop brève existence. […]

Quel regard un peintre comme Léonard pouvait-il poser sur une humble servante ? Pourquoi le grand homme se sent-il tout à coup exister par le regard de cette femme sans âge, lui qui se voit vieillir davantage chaque jour et se sent couler lentement vers une fin proche ? Non, il ne s’agit pas d’une nouvelle version du maître et de l’esclave ! Mieux qu’une dialectique revisitée ce livre est une métaphore de la beauté, de l’art et de la vie à deux. Léonard, c’est l’autre de la servante ; la servante c’est l’autre de Léonard. Le regard peut transformer le quotidien en œuvre d’art, encore faut-il savoir le déposer. On peut porter une infinité de regards sur ce récit, il en est un qui l’emporte toutefois sur les autres : au fond, La Demande traite de ce dont nous sommes incapables de parler : l’éternité.

Saluons ici la naissance d’un écrivain. C’est-à-dire d’un être mû par la volonté de raconter une histoire et qui sait admirablement jongler avec la langue. À vous lecteurs chanceux qui ouvrirez ce livre, sont promises des minutes d’intense plaisir. Savourez-les calmement, sans bruit, en croisant et décroisant les mains dans le creux de vos songes.