Revue de psychiatrie française, 2008, par Dominique Tabone-Weil
L’Emprise est un livre étrange, à l’écriture compacte, touffue, dans lequel on a un peu de mal à se retrouver. J’ai ressenti tout d’abord à le lire, un certain agacement contre l’auteur, comme si elle faisait exprès d’égarer de lecteur, de lui fournir des repères narratifs plus qu’elliptiques, de le confondre – ce qui était déjà le cas dans La Robe bleue, un de ses précédents livres sur Camille Claudel, mais de façon moins envahissante. Agacement accentué par certains effets de style (entre autres l’emploi abusif du « on » ou du « vous » indifférenciants), frôlant le tic d’écriture et enlevant à la force poétique du texte pourtant souvent magnifique. Apprenant en le refermant que l’auteur était morte peu après, je me suis même demandé si le livre n’était pas tout simplement inachevé.
Cependant, ce qui m’en est resté, grandissant au fil des pages, a été une émotion profonde, à mi-chemin entre nostalgie et mélancolie et curieusement, le regret que l’auteur ait disparu, qu’il ne soit plus possible de la rencontrer, de parler avec elle, peut-être de la consoler et de l’aider à se reconnaître dans l’inextricable forêt de son enfance puisque c’est la petite fille qu’elle a été qu’on rencontre là. C’est de cette petite fille qu’elle cherche à retrouver, non sans peine et souffrance, non sans difficultés, le regard, les interrogations, les terreurs et les plaisirs, et dont elle écrit l’histoire, enchevêtrée à l’histoire familiale, en particulier à celle, violente et impitoyable, de toutes les femmes qui l’ont précédée : une histoire émaillée de morts enfantines, traversée par la guerre, pleine de fantômes et de deuils impossibles.
Si le père, regardé avec les yeux d’une petite amoureuse éperdue, est très présent dans tout le livre, jusqu’à sa mort accidentelle dans une des somptueuses voitures qui étaient sa passion, c’est la mère qui en est la figure centrale, le livre pouvant apparaître comme une quête de cette mère, jamais vraiment trouvée de son vivant. Elle apparaît comme l’Aimée, habitée par les séductions mystérieuses d’une féminité dont elle détiendrait le secret, à la fois absente et omniprésente, essentiellement imprévisible. À certains moments elle éclate dans des crises de folie qui la poussent hors de chez elle, laissant les enfants seuls, dévastés, attendant pendant l’éternité son retour. On comprend qu’une passion coléreuse pour le jeune frère secoué par des terreurs mystérieuses et une haine meurtrière, nourrit cette folie. Ainsi que sa passion pour le père, amoureux d’elle depuis l’enfance, mais s’absentant, au fil des ans de plus en plus loin et de plus en plus longtemps. Et enfin surtout, un chagrin très ancien, la passion amère pour ses propres objets mélancoliques, qui l’absorbent, contribuant probablement à éloigner son mari et la rendant inaccessible à la petite fille qui cherche, entre les temps morts de l’attente et les tourmentes maternelles, comment exister.
Du coup, la confusion prend son sens et devient une force du texte. C’est du regard de la petite fille qu’elle rend compte. Une petite fille qui cherche à déchiffrer les histoires des adultes, leurs sentiments, leurs silences, leurs passions. Une petite fille qui n’a pas les codes, qui ne peut pas raconter de façon linéaire, secondarisée, cette histoire qui avant d’être la sienne, avant d’être racontable, est celle dans laquelle elle a été jetée, sans distance possible, celle qui l’a faite, comme chacun de nous – et sur les démons et merveilles de laquelle personne n’a mis de mots. Alors être, en tant que lecteur, perdu dans l’enchevêtrement des pages devient une façon de partager l’angoisse, la solitude, la perplexité de l’enfant qui parle par la plume de l’adulte qui écrit.
La nostalgie qui émane du texte tient sans doute aussi à la présence continue de la Loire, de ses lumières, de ses rives sableuses, de son mouvement puissant et lent qui traverse tout le livre, ponctué de ses apparitions régulières – Loire d’autrefois, à la fois paisible et dangereuse, splendide et traître, comme la mère imprévisible dont il est question, capable de vous ravir comme de vous détruire en vous entraînant soudain dans ses tourbillons.
Le rythme du récit, lent, régulier, est aussi peut-être celui du fleuve, qui déploie ses courbes inéluctablement jusqu’à l’océan où il se perd – disparition qui entre en résonance avec celle de l’auteur à la fin de ce livre qui a dû être, sans doute, son préféré.