Le Monde, 13 octobre 2006, par Patrick Kéchichian
Le monde perdu de Michèle Desbordes
Avant de mourir en janvier, l’auteur de La Demande avait achevé un récit, L’Emprise, et laissé la matière d’un autre livre. Ils démontrent que sa voix ne s’est pas éteinte.
Un livre posthume a forcément valeur testamentaire. Ainsi aborde-t-on, non sans émotion, L’Emprise, dernier récit de Michèle Desbordes, morte l’hiver dernier à l’âge de 65 ans (Le Monde du 27 janvier). Accompagné d’un recueil de proses sur quelques figures de l’art et de la littérature, ce livre vient, en apparence, mettre un point final à une œuvre brève et tardive – une dizaine de titres sur dix années. Le caractère autobiographique de L’Emprise pourrait renforcer ce sentiment. Ce pourrait n’être que le récit d’une vie, de la Sologne à Orléans, une récapitulation des souvenirs, des figures, des circonstances… Mais à lire ce texte magnifique, c’est une autre impression qui domine. Ainsi, L’Emprise ne vient pas conclure mais au contraire ouvrir, non pas à partir de rien, mais d’une vie. Simplement d’une vie. Michèle Desbordes est l’écrivain du silence : « Je me suis toujours, et jusque dans l’écriture, mieux trouvée de ce qui se tait et se cache que du contraire. »
On ne peut s’empêcher de songer à ce que Rilke nommait (dans la huitième Elégie de Duino) « l’Ouvert ». Ce qui est accessible à la vue n’apparaît que pour mieux se dérober à toute saisie, blessant irrémédiablement notre sensibilité. Ne demeurent alors que le regret et le deuil attachés à cette apparition. « Jamais il ne sut où commençait le monde et où il finissait. Ni ces désarrois, ces sortes de frayeurs dont il se plaignait », écrit, à propos de Rilke justement, Michèle Desbordes dansArtemisia et autres proses.
L’autobiographie n’est pas, aux yeux de l’écrivain, une étape privilégiée pour rejoindre l’intime. En sens contraire, relisant L’Habituée, La Demande, Le Commandement ou La Robe bleue, nous ne sommes nullement invités à nous en éloigner, par des détours pittoresques. Les figures des trois sœurs, de la servante, de l’homme exilé ou encore de Camille Claudel dans ces quatre livres renvoient à une même source : humaine, commune, universelle, loin de toute prétention à la singularité. C’est dans cette part commune, dans ces vies que rien ne distingue, que cette intimité est localisable. C’est là qu’elle prend sens, qu’elle regarde et touche le lecteur.
Parvenu presque au terme de L’Emprise, Michèle Desbordes, en quelques pages admirables d’honnêteté, de conscience littéraire et de lucidité, interroge sa démarche et son propre livre. C’est en fait tout un art poétique qu’elle révèle, immergée dans la matière même de son récit. Réticente à livrer des confidences, elle écrit : « J’ignore ce que ça veut dire de faire un livre pareil, j’ignore quand et de quelle manière je l’ai commencé… » Elle évoque ensuite ce qui, « un jour dans le monde, dans le vaste temps », a « existé ». Elle ajoute : « Nous nous sommes trouvés ensemble eux et moi, ayant à nous tenir compagnie et faire les uns avec les autres ce bout de chemin. » Mais quel est ce « nous » qui guide et commande l’écriture ?
Tout au long de son livre, Michèle Desbordes s’adresse, au vous de politesse, à la petite fille qu’elle a été. Ce n’est ni prise de distance ni indifférence ou volonté de se séparer de soi, bien au contraire. « Vous êtes d’ailleurs, de là où vous viennent ces souvenirs, cette invisible mémoire, et personne ne sait, personne n’a à savoir. » « Nous », ce sont les autres, tous les autres, habitants d’un « monde perdu » dont il s’agit, une dernière fois, de faire mémoire. Sans doute, il y a là un père, une mère, une grand-mère… mais l’essentiel n’est pas d’identifier les personnes, de consigner les minutes de l’aventure familiale, d’établir une généalogie et de revendiquer une appartenance, un nom trop propre.
D’ailleurs, un pronom indéterminé emporte les identités boursouflées, fallacieuses… Ce qui importe c’est le monde, « perdu » et retrouvé par les mots, le mouvement et l’harmonie des phrases, c’est ce qui a lieu. « On regarde ce qui chatoie, on regarde, on apprend le rêve, la douce, poignante reconduction des choses… » De la même manière, la vocation des maisons n’est pas, d’abord, de créer du patrimoine. En phénoménologue, Desbordes insiste plusieurs fois sur une notion importante, qui explique bien des aspects de son œuvre. À la première page du livre : « L’horizon appartient à la demeure qui lui fait face, comme lui appartiennent ses murs, son toit, ses fenêtres, et tout ce qui un jour au cœur de l’abri et du retrait, de l’idée même d’un lieu où rien ne saurait vous atteindre, se rassemble autour de vous. » Et plus loin : « L’horizon, le lointain sans quoi il n’y a pas, il ne peut y avoir de demeure. »
Dans Artemisia et autres proses, comme dans L’Emprise, Michèle Desbordes manifeste une même vision, à la fois sereine et mélancolique, du monde, des personnes et des lieux. « Je me refuse à être celui qui sait, qui raconte l’histoire qu’il sait », avait-elle affirmé un jour. Dans le retrait qui était le sien, dans le silence qu’elle préféra toujours à la vacuité des langages convenus, elle a inscrit une œuvre tremblante et solide, une œuvre qui tient debout par sa fragilité même.