La Croix, 19 février 2004, par Francine de Martinoir
Camille, au temps suspendu
Dans l’histoire familiale des écrivains, il existe parfois des pièces condamnées, où longtemps des femmes ont été enfermées, laissées dans l’ombre, comme si elles pouvaient porter tort à leur illustre parent : Adèle, la fille de Victor Hugo, Camille, la sœur de Paul Claudel, ont toutes deux été menées aux limites d’elles-mêmes par un désespoir d’amour, mais, à la différence d’Adèle, Camille fut aussi une artiste, une sculptrice, l’égale de celui qu’elle aima, Auguste Rodin. Elle fut pourtant oubliée de son vivant, au point que dictionnaires et encyclopédies indiquèrent longtemps qu’elle était morte en 1920, alors qu’elle allait vivre encore une vingtaine d’années dans ce que l’on appelait alors une « maison de fous ». Michèle Desbordes a choisi, loin de tout pittoresque et de tout sentimentalisme faciles, de la suivre, dans ce temps dilué, morne, immobile, qu’elle connut à l’hospice de Montdevergues, non loin d’Avignon, de 1914 à sa mort en 1943 (elle avait alors 79 ans). Ce récit est mené comme un long monologue intérieur à la troisième personne et au plus près de Camille, les trente années se confondant dans ce temps de l’attente – car Camille ne cessa jamais d’attendre « petit Paul », son frère qui, de temps à autre, venait la voir. De quoi souffrit exactement Camille? Michèle Desbordes ne se permet pas de diagnostic, ni de jugement sur l’attitude de cette famille, éprise, on le sait, de respectabilité. L’écriture restitue le va-et-vient des souvenirs, les images obsédantes, la présence du passé en une âme que la société tint durant des décennies à l’écart. La beauté de la phrase porte une sorte de courant de conscience, où voisinent la haine qui l’avait rendue étrangère à elle-même, la nostalgie de l’enfance dans la maison de Villeneuve, celle des années passées avec Auguste Rodin, le désir d’être aimée, toujours aussi vif, la beauté des ciels bleus qu’elle associe aux visites de son frère, la résignation qui l’accompagnerait « jusqu’à ce qu’elle ne soit plus rien que ce petit visage fané sans lèvres et sans dents » ; et la solitude, qui ressemble un peu à celle de son frère, et que le récit à la troisième personne permet de suggérer. Dans la singularité d’une vie et de ses repères historiques, Michèle Desbordes est parvenue à cerner le noyau obscur de toute existence.