La Liberté, 1er mars 2008, par Alain Favarger
Explorer les terres du nevermore
Décédée en 2006 dans sa maison des bords de la Loire, la romancière nous revient avec un poignant récit posthume. Pavane pour un amour perdu.
Née en 1940 dans un village de Sologne, Michèle Desbordes faisait partie de cette petite cohorte des écrivains intimistes et essentiels qui touchent un cercle de « happy few ». Loin du tintamarre médiatique et de l’écume des réputations surfaites. Lire ses livres, à peine dix dont trois posthumes, c’est être convié à un plaisir rare. Celui d’une écriture venue du fond de l’être, parfaitement ciselée, sans aucune affectation.
On peut s’en rendre compte une nouvelle fois en se plongeant dans le dernier inédit de l’auteure. Un livre qui ne se lâche pas pour autant qu’on y pénètre et accepte de se laisser prendre par la voix singulière qui le porte de bout en bout. Car ici tout vient du dedans, de l’expérience intérieure, source d’une parole épousant le ton de la confidence. Michèle Desbordes se garde de donner au lecteur toutes les clés, sollicitant au contraire son imagination comme son empathie et ses capacités à démêler les fils du récit. Le lecteur comme créateur de sens et inventeur de sa propre lecture, tel est bien le pari de ce livre attachant.
Autobiographie sublimée, Les Petites Terres raconte pour l’essentiel la relation amoureuse qui a uni l’auteure à un homme plus âgé qu’elle. Écrivain lui aussi, mais atteint par la maladie d’Alzheimer, mort en 1999 après avoir oublié son nom et jusqu’au souvenir des livres qu’il avait écrits. En fait, tout le texte, sorte de pavane à la mémoire des amours défuntes, découle de sa première phrase : « Il me semble que ç’a dû commencer par cet oiseau presque immobile dans le bas du ciel…, il survolait le fleuve d’un trait, d’un seul coup d’aile en direction de la mer puis il revenait ». Et c’est comme si à partir de là, de cet oiseau porteur de nostalgie tout le récit allait se dérouler lui aussi d’un seul trait. Et qu’on pourrait le lire d’un seul tenant, le souffle retenu, suspendu à l’émotion qui le fonde.
D’emblée ce qui séduit dans ces pages, c’est que la narratrice ouvre un espace propice à l’expression de la voix profonde qui est en elle. Pour dire et entremêler, voire laisser se télescoper les moments phares d’une vie. À nous lecteurs de trouver notre chemin, de naviguer entre les images du passé, celles du présent et de l’inéluctable deuil à faire de l’homme aimé. Comme si à partir de l’élan de la première phrase le récit pouvait se donner libre cours, contenir dans la même respiration toute la ferveur d’une âme passionnée.
Dans ce grand kaléidoscope on retrouve les lieux fétiches de la narratrice, Cayenne, Haïti, ces morceaux d’Amérique où elle a vécu un temps. Tropiques de terre chaude, de feuillages si hauts, si épais. Terres torrides où le bleu incomparable de l’océan est comme une consolation. Mais il y a aussi l’Italie, les falaises de Rügen, les landes du Mecklembourg, le sel des plages d’Angleterre et bien sûr la Loire, la terre d’origine, là où Michèle Desbordes a écrit presque tous ses livres, dirigeant en parallèle une bibliothèque à Orléans. Tout en rêvant souvent au fleuve, au bleu du ciel d’après la pluie, lavé par le vent.
Entre ces ligues portées d’un imaginaire très poétique s’insinue la musique des émois de l’être. Et cet amour étrange, complexe, tourmenté mais si vif pour un homme plus âgé, de quatre ans seulement plus jeune que le père. Cet écrivain dont jusqu’au bout la narratrice préserve la part de mystère. Qu’elle nous montre assis dans un fauteuil, près d’un acacia, tournant indéfiniment les pages d’un livre, peut‑être l’un des siens, qu’il ne reconnaissait pas, aussi étranger que les autres sur les rayons de la bibliothèque. Et si on ne l’avait pas su, on n’aurait pas eu l’idée que « cet homme-là qui avait lu tous les livres et en parlait si brillamment les avait tous oubliés, enfouis, perdus comme sa vie, ses passions, le besoin d’écrire, dans de gigantesques, infrangibles décombres ».
Si poétique soit‑elle, la prose de Michèle Desbordes n’escamote pas le réel. Au contraire, elle le restitue jusque dans sa morne banalité, jusqu’à la chambre froide du Val‑de‑Grâce où est gardé le défunt, jusqu’à l’urne conservée d’abord parmi les livres de la bibliothèque, puis sous un arbre dans le jardin de la maison du bord de la Loire avant de la ramener au Père‑Lachaise. Et c’est comme s’il avait fallu dire ça aussi pour atténuer le chagrin, apprivoiser la cruauté de la condition humaine. Poser enfin les ultimes questions, peut‑être sans réponse : « Qu’aurons-nous donc été et pour qui ?… Et qui jamais comprendra ? »