La Libre Belgique, 12 mars 2004, par Monique Verdussen

La femme qui attendait

Un poignant portrait de Camille Claudel vue depuis ses années d’enfermement.

D’abord, une douleur. Une douleur et une lassitude. La lassitude du temps qui passe et n’en finit pas de passer, pesant, interminable. Et puis, à la douleur et à la lassitude, s’ajoute la rage. On ressent une rage à ce livre. Celle qu’engendre la violence éprouvée par un être qui crie à l’aide et que personne n’entend, ni ne veut ou ne peut aider.

Ici, une femme. Belle. Intelligente. Impétueuse. Passionnée. Talentueuse. Elle s’appelait Camille Claudel et ce qui demeure de son œuvre témoigne de l’artiste exceptionnelle qu’elle fut à une époque – pas si ancienne, elle est morte en 1943 – où sculpter comme elle s’entêta à le vouloir semblait une affaire d’homme, très peu adaptée au statut de fille de bonne famille. Son père, pourtant, la protégea. Auguste Rodin la reconnut, lui permit de s’épanouir et l’aima avec une passion qui la laissa désemparée quand elle y renonça.

Paul Claudel, le frère si proche des jeux d’enfance, consentit à son enfermement quand elle devint « étrange » mais ne l’abandonna jamais tout à fait lorsque, après la mort du père, elle fut condamnée à l’asile par une mère et une sœur dont elle ne fut jamais comprise. Elle y demeura trente ans. À l’asile de Montdevergues, près d’Avignon. Loin de la maison. Loin de la famille. Trente longues années à voir défiler le temps. Trente années d’une vie de femme à attendre. Sans autre but qu’attendre. Sans autre personne à attendre que lui, ce « petit Paul » devenu célèbre qui, parfois, entre deux voyages, deux missions, deux postes, venait encore la voir.

En s’approchant de la vieille femme que fut Camille Claudel durant ses années d’enfermement, Michèle Desbordes – dont on avait déjà beaucoup aimé La Demande évoquant Léonard de Vinci nous en fait toucher au plus profond la solitude et le désespoir. Elle nous fait surtout éprouver, comme celle-ci a dû l’éprouver, le poids et la grisaille des jours qui se succèdent sans autre promesse que de recommencer le lendemain, sans autre perspective que d’en noter dans un carnet les gestes et les routines ou d’en retenir quelques souvenirs d’un passé qui s’en vient, ici et là, éclairer une monotonie répétitive.

Ce qui fait l’originalité de La Robe bleue écrit dans un style envoûtant absolument magnifique – littéraire mais très persuasif – c’est, précisément, la répétition. Encore que l’on soit ici en Provence, dans des odeurs de thym, des ciels d’été et des froids d’hiver, on songe à Péguy et à ses lentes avancées à travers la plaine de Beauce. Camille attend, vieille désormais, usée, résignée à ne plus faire que cela : attendre. L’attendre. Et quand il vient, le frère qu’elle inspira pour sa Violaine réprouvée, elle retrouve avec lui des souvenirs d’autrefois. Vieilles photos. Ferveurs d’enfance. Lumières et ombres. Les amours radieuses avec Rodin et la rupture si douloureuse qu’elle exigea parce qu’elle le voulait tout à elle quand il se refusait à abandonner l’autre, cette Rose Beuret qui, jusque-là, l’avait accompagné et aimé. Les replis et extravagances qui s’ensuivirent.

S’y mêlent les récits de ses voyages à lui et ce chagrin et cette peur qui l’étreignent à nouveau comme ce matin où elle fut emmenée par des hommes en blouse blanche. Et sa rage quand elle n’eut plus d’autre choix que se rendre et attendre, elle qui fut si éclatante, dans des robes aux bruns-gris imprécis. Hors ce dernier jour partagé où, Paul l’emmenant voir la mer, elle s’était fait confectionner la robe bleue, légère, qui donne son titre au livre.

Si le style répétitif mais extrêmement mélodieux de Michèle Desbordes semble lancinant, c’est évidemment à dessein, nous faisant d’autant ressentir, physiquement ressentir, l’oppression du temps de réclusion d’une femme sensible et inspirée, abandonnée à son sort. On la voit. On la regarde. On la rejoint. Et on l’aime d’un élan irrésistible, autant que l’on aime le portrait si intense et poignant que trace d’elle Michèle Desbordes.