La Libre Belgique, 29 septembre 2006, par Monique Verdussen
L’emprise des silences
Michèle Desbordes et les fragments de vie qui ont déterminé son destin.
Elle ne recevra ni le Goncourt ni aucun de ces prix de saison que son écriture racée aurait amplement mérités. L’eût-elle d’ailleurs souhaité, elle si discrète et solitaire ? Michèle Desbordes est morte dans sa maison du bord de Loire le 24 janvier de cette année. Elle laisse un vide au creux de ceux que touchait, à chaque coup, sa manière si particulière de sonder les silences de personnages parmi lesquels évoluaient Léonard de Vinci – reconnaissable sans être nominé dans La Demande – Faulkner ou Camille Claudel. Elle écrivait pour raconter « des absences d’histoires » disait-elle. Et elle savait magnifiquement jauger le poids de ces temps d’absence et de silence qui jalonnent une vie. On savait peu de choses d’elle. Parlant des autres, elle ne s’exhibait pas en longues confessions narcissiques. Or, elle a laissé un livre ultime où, dans le temps de la maladie qui l’a emportée, elle renoue avec des fragments de son existence, de ces moments qui se répondent dans la mémoire parce qu’ils ont déterminé le destin que l’on a eu.
Sans doute, ne faut-il pas chercher dans L’Emprise une narration fluide et immédiatement évidente. Michèle Desbordes aimait l’écriture pour elle-même et pour ce qu’elle pouvait dire de ce qu’ont à dire ceux qui ne disent rien et dont la voix, trop souvent, se perd dans les tumultes où s’étourdit le monde. II faut une oreille fine pour écouter, à travers elle, les intimités dont elle a su, avec tant de justesse et de sensibilité, crier la vérité. Crier sans cri. Crier du dedans des feux qui brûlent au secret des êtres et les bouleversent et nous bouleversent pour ce qu’ils révèlent de beauté, de violence et de tragique. Elle avait une écriture faite pour la voix d’Emmanuelle Riva.
Dans ce récit ardent sous la réserve, il y a des maisons avec des portes à franchir. Il y a le fleuve, cette Loire qui a fondé l’histoire de Michèle Desbordes et qu’elle aimait pour ses lumières et pour ses brumes. Il y a des proches qu’elle a scrupule à impliquer – mais elle assume – en les portant sur le devant de la scène : sa mère mélancolique « faite de lambeaux de sombre » le père séducteur dont elle garde l’éblouissement d’une marche dans la fraîcheur du matin, cette grand-mère « vieille depuis toujours peut-être » à laquelle sont consacrées les pages les plus bouleversantes qui se puissent consacrer à une grand-mère trop tard comprise. Il y a des souvenirs, des images, des perceptions. Le viol d’une enfant de trois ans qui aimait parler avec des étrangers et recherchera, plus tard, trace de la douceur du soldat allemand à laquelle elle s’était abandonnée. L’accident du père dont la mort, trop jeune, trouble la vision que l’on a du monde. Les rires de la maison d’en face. Cette houle du plaisir d’orgasme découvert par hasard dans l’ahurissement qu’à tant de force soit associé tant de ravissement. Des voyages pour partir sans désir d’arriver. Les regrets de ce que l’on n’a pas bien fait.
Tout est là. Esquissé. Dispersé. Réuni par la mémoire de celle qui en a vécu. Elle dit rarement noir sur blanc. Elle dit avec pudeur mais intensité, dans le pointillisme des visions et des sensations. Elle dit juste, sans complaisance ou réprobation. Il faut se laisser aller à son chant d’entre les lignes, entre les sentiments, entre les êtres. Entre lumière et ombre. Entre l’émotion de ce qu’elle fut et le chagrin qu’elle n’y soit plus.
Dans un tout petit livre qui accompagne la sortie de celui-ci, Michèle Deshordes a rassemblé sept vies d’artistes dont la quête et l’univers précédaient sans doute son propre besoin d’ailleurs. Artemisia Gentileschi, Tiepolo, Poussin, Hölderlin, Rilke, Katherine Mansfield, Cendrars précèdent ainsi, en sept esquisses poétiques, un texte rêvé à sa demande par Jacques Lederer où elle chante dans les bras de Charlie Parker qui fut son ami. On le lui lut quelques heures avant sa mort en une sorte de résonance à ce que fut cet amour de la littérature qui, en elle, se confondait avec une frémissante musicalité.