La Quinzaine littéraire, 1er mars 2008, par Hugo Pradelle

Le Parachèvement

Le récit posthume de Michèle Desbordes est l’ultime trace d’une langue magnifique, l’aveu discret d’un amour profond, le retour, la demande sereine devant la disparition.

Le dernier livre de Michèle Desbordes, comme un archipel, éparpillé, semble lumineux et doux, étrangement serein, pris dans une récapitulation très maîtrisée en même temps que spontanée. Ce récit, d’une traite, comme un souffle hébété, rassemble l’œuvre de Desbordes, fait s’en rallier les points – les terres – et les cartographie avec une ferveur communicative en même temps qu’élégiaque, profonde.

Sur un chemin au bord du fleuve, une femme regarde un oiseau aller et venir aux bases d’un ciel très gris. Autour de cette brève promenade, s’organisent toutes les parcelles de ce livre éblouissant – le centre des petites terres. Michèle Desbordes raconte un secret, celui d’un amour, entrecoupé d’une séparation difficile (dans le temps et l’espace), pour un écrivain plus âgé qu’elle, de sa disparition. Elle s’attache à la complexité de leur vie au travers des trajets qu’elle fit vers lui – des visites –, et de l’ultime voyage vers Paris au moment où il meurt. Un voyage vers lui. Comme le voyage d’Hölderlin en 1802 qu’elle écrivit, comme celui d’Herzog, au travers des glaces, qu’elle admira. « Toi dont je parle, dont je n’ai jamais parlé, un de ces jours qui venaient tu allais mourir. Insensément. Ta mort allait s’immiscer, s’introduire là dans ma vie, de façon fulgurante l’infléchir, la bouleverser. J’avais eu le temps d’y penser, de l’imaginer comme on imagine ce qu’on redoute (…) ignorant alors que le moment viendrait où il me faudrait vraiment parler de tout ça, comment le croire, te mettre dans un livre toi et le déchirement des choses comme si c’était une histoire, n’importe quelle histoire que j’écrirais, une histoire pourtant où j’aurais à dire les choses comme elles viennent, c’est‑à-dire rompre l’unité et laisser parler toutes les voix qui ont à parler, car c’est cela et rien d’autre je crois qu’il me faut faire maintenant (…) » Elle évoque les différentes périodes de son existence, leurs voyages, sa vie sous les tropiques, la mer omniprésente, leurs rencontres, les lettres, l’amour, le désamour, le manque, le retour, elle évoque les bouts du bout du monde, la Loire, son enfance, la guerre, les livres enfin, toujours.

Ce livre, l’ultime et douce profération d’un grand écrivain, prend une autre valeur, étonnante, lumineuse. Elle écrit l’aveu, dévoile avec une pudeur admirable des clefs insoupçonnées de son œuvre, réfléchit sur son travail, explique sa démarche. Les Petites Terres constituent un retour, pour mieux dire, pour mieux saisir ce dernier récit, celui d’un amour, de la mort de l’autre, font advenir les enjeux, les font se rapprocher, passant de l’intime circonspect de la confession qui torture à la douceur du dialogue qui fait tout se justifier. Les bribes du récit, les fragments du discours : « (…) ces éléments dans l’ordre et à point nommé dirait‑on, tout cela n’étant faut‑il croire qu’un seul et même tissu, un seul même magma où tout se retrouve se presse et conflue, n’ayant à vrai dire jamais été séparé, les morceaux, les fragments (bribes, parcelles) unis, indissociables, les bouts de soi, les bouts d’écriture, (…) le sens de cette écriture présente, morcelée, jonchée de morceaux, bribes, parcelles… »

La forme neuve, l’éclat, l’éparpillement virtuose, permettent à Desbordes, dans le silence désormais, d’aborder à la fois une histoire intime et de faire mieux comprendre, les reprenant, ses livres précédents – L’Habituée, Le Commandement, La Demande, L’Emprise – et ses poèmes narratifs, ses obsessions et ses hantises. Il y a quelque chose d’un bilan dans ce livre, dans sa force même, dans son caractère d’ellipse et de dépliement, dans la tension presque magique entre ce qui doit être dit et ce qui le sera.

Les Petites Terres sont les recommencements illimités, les bribes impalpables d’un bonheur qui disparaît lentement, des traces merveilleuses, comme du sel après le retrait de l’écume, ou des restes de brumes qui s’accrochent au paysage, la mort, le saisissement tendre par la langue qui se reprend sans cesse, la langue elle‑même mise à nu, comme un corps, comme la langue qui se replie dans la bouche, apeurée et brave, provocatrice et patiente. Le dernier récit de Michèle Desbordes demeure indissociable de son style, du travail profond qu’elle exerça sur la langue, puissamment, de l’intérieur. « (…) cet emportement, cette façon de ne plus pouvoir s’arrêter une fois la phrase commencée car il semble bien qu’alors ce soit la seule façon de dire, le temps qui n’en finit pas, le temps immobile et tout ce qui sans cesse recommence. » Au cœur de ce rythme particulier, évident,Les Petites Terres réfléchissent le dernier livre, la possibilité de la fin.

Dans ce court récit, magistral, d’une lenteur plaisante, presque fluviale, Desbordes nous confronte aux angoisses de la souffrance, de la perte et de la création, avec une belle modestie, comme en sourdine, sans emphase. Elle dévoile un secret, fait apparaître une fêlure. Mais au lieu de se complaire dans l’indignité d’un intime exhibé, elle construit la nécessité de le dire, fait correspondre la biographie et l’œuvre, et surtout nous plonge – et quelle aventure superbe dans la généalogie d’un style, dans le déploiement des tenants et des aboutissants des choix d’une vie de littérature, nous berce dans le rythme serein d’une langue inimitable. « Je suis, j’écris dans la maison sur la falaise, sur le coteau où poussaient autrefois la vigne et le safran, où se bâtissaient les belles demeures de pierre blonde. C’est là que j’ai écrit la plupart de mes livres, jusqu’à celui‑ci dont je me dis qu’il pourrait être le dernier. » La langue de Michèle Desbordes est celle d’un apaisement, celui de la fin peut-être, de ce qui a disparu, déjà.