Le Magazine littéraire, mars 2008, par Jean-Baptiste Harang

Le songe d’une vie rêvée

Le dernier livre de Michèle Desbordes, disparue en 2006, est un témoignage magnifique sur la fragilité de l’amour et de la vie. « Qu’aurons-nous donc été et pour qui ? », telle est la question.

Michèle Desbordes est morte le 24 janvier 2006 et, quoi qu’elle fasse, quelle que soit la goujaterie de celui qui prétendra raconter sa mort, tous ses livres posthumes auront été écrits de son vivant. L’Emprise, paru l’année même, et aujourd’hui Les Petites Terres qui devrait être le dernier, le dernier qu’elle remit à son éditeur avec « la demande » de ne le publier qu’après sa mort. Elle en avait décidé ainsi, comme elle avait décidé de mourir dans la lucidité et la lumière choisies puisqu’elle savait qu’elle ne guérirait pas. Et s’il devait en paraître d’autres, ils seraient aussi suspects que les mains molles qui ont vidé sa maison chérie des bords de Loire.

Jusqu’à ces deux textes ultimes, Michèle Desbordes avait presque réussi à faire croire qu’elle ne parlait pas d’elle dans ses livres, à en bannir le « je », avec le détachement élégant de ne produire que des chefs‑d’œuvre à la gloire de la modestie et de l’abnégation des autres : L’Habituée, La Demande, Le Commandement, La Robe bleue. L’Emprise porte encore sur la liste le qualificatif de « roman », mais ne l’était déjà plus, elle y écrivait : « J’ignore ce que ça veut dire de faire un livre pareil, j’ignore quand et de quelle manière je l’ai commencé, je n’ai pas le moindre souvenir de m’être dit un jour que je commençais et cela étant, comment dans le doute et l’hésitation, et cette réticence à me livrer, j’ai pu poursuivre. Je me suis toujours, et jusque dans l’écriture, mieux trouvé de ce qui se tait et se cache que du contraire », et plus loin : « Il faudrait des adieux, des dernières paroles pour dire à quel point nous avons existé, nous nous sommes tenus là dans le monde avec notre nom, notre voix, notre visage et ça suffirait. » Le dernier livre, Les Petites Terres, ne prétend pas être un roman et porte en sous‑titre « Bribes, fragments, parcelles », curieuse précaution pour un texte présenté d’une seule haleine, sans chapitre, aux paragraphes d’une douzaine de pages et aux phrases poussées devant soi vers l’ultime dans l’expiration maximale et ordonnée du souffle repris à chaque point.

Tous les écrivains savent qu’ils vont mourir et tous les grands livres sont des testaments. Mais tous ne savent pas quand ils vont mourir, Michèle Desbordes le savait et écrit ici délivrée non pas de la pudeur, mais de la réticence à se livrer, débarrassée de toute cette liturgie que l’on croit devoir respecter pour se mesurer à la prétention d’écrire : une construction, des personnages, un ton, une mesure, du métier. Et c’est en jetant ces précautions par‑dessus les moulins qu’une autre lumière jaillit, limpide, forte, généreuse. Nue. Et ce qu’il reste de la vie lorsque l’urgence sereine vous conduit au plus près du cœur des choses est la nostalgie d’un amour malmené. Et cet aveu à rebours : « Combien de fois me suis‑je dit que j’aurais dû vivre comme j’écrivais, à mots couverts, à mots prudents, étouffant la voix, étouffant la violence. » Mais non, la vie fut passion, et grands éclats de rire, dont aucun jusqu’ici n’avait éclaboussé la page au point que cette femme drôle passa toute sa vie pour l’ombre triste de ses livres.

Un amour malmené puisqu’elle le quitta un jour pour un autre, et pour ces Petites Terres lointaines, accrochées au tropique. Un homme présent dans tout le livre, un homme qu’elle ne nomme pas et qui lui donna son nom. Un écrivain auprès duquel elle ne pouvait écrire, son grand aîné à la tête perdue loin de son propre regard, et qui reste à la toute fin le seul au souvenir de qui s’adresser. Lui dire tout le reste, les voyages, les regrets, les livres lus, les livres écrits, la nature, la mer, la Loire retrouvée sous le vol immobile d’un oiseau observé. Les lettres qu’il avait écrites, relues, citées, et ces phrases trop longues pour qu’on ose les recopier qui disent un art d’écrire quand l’art est dépassé, jusqu’aux trois dernières pages, séparées des autres comme à la fin de l’envoi on touche : « Je ne me vois pas finir ce livre, ni aujourd’hui ni plus tard. Je ne me vois pas non plus le continuer, aller plus avant […] » Marcher encore le long du fleuve : « C’est là que j’ai écrit la plupart de mes livres jusqu’à celui‑ci dont je me dis qu’il pourrait être le dernier. Il y aura ce que nous avons été pour les autres, des bribes, des fragments de nous que parfois ils crurent entrevoir. Il y aura ces rêves de nous qu’ils nourrirent, et nous n’étions jamais les mêmes, nous étions chaque fois ces inconnus magnifiques qu’ils inventaient, ces idées de nous telles des ombres fragiles dans de vieux miroirs oubliés au fond des chambres, et qui, ajoutées à nos propres rêves, nos propres et inlassables tentatives de nous‑mêmes, composeront durant quelques années encore de la vie sur cette terre étrange et brillante, et croirait‑on inoubliable mosaïque, où rien ni personne ne permettra de dire vraiment qui nous fûmes, et le jour viendra où disparaîtra jusqu’au dernier de ces souvenirs et de ces rêves, de ces idées de vie, et il n’y aura plus nulle part, pas même dans les livres que parfois nous écrivîmes, où chercher ce que nous fûmes. Qu’aurons-nous donc été et pour qui? »