L’Humanité, 28 septembre 2006, par Jean-Claude Lebrun
Michèle Desbordes, deux livres des adieux
Michèle Desbordes est morte en janvier de cette année. Elle avait commencé de publier sur le tard ; en 1996, mais s’était très vite imposée comme l’une des voix remarquables de la prose contemporaine. Avec notamment La Demande (1998), La Robe bleue (2004), Dans le temps qu’il marchait (2004) et Un été de glycine (2005). Avant sa disparition, elle avait achevé l’écriture des deux livres qui nous parviennent aujourd’hui. Un long récit qu’on qualifierait d’autobiographique si l’ambition n’était infiniment plus large. Et sept courts textes centrés sur des figures d’artistes, qui permettent de mieux cerner peut-être ses sources profondes d’inspiration.
Pour la dernière fois donc, on retrouve, non sans une émotion particulière, cette langue en même temps fluide et extrêmement travaillée, accordée tant au souffle lent, au calme du regard, qu’à l’intensité des vibrations internes. Dégageant la sensation que rien jamais ne s’efface, que l’être humain se trouve sans cesse confronté au même petit nombre d’affaires essentielles, qui touchent au sens de sa présence, à quelques liens majeurs qui le déterminent, à la prégnance du passé en lui. Tout cela aujourd’hui rassemblé comme jamais. L’Emprise laisse pour la première fois apparaître celle qui écrit. Depuis les années de la toute petite enfance pendant la Seconde Guerre mondiale, dans la région d’Alençon, jusqu’au mois d’août 2005, quand Michèle Desbordes, dans sa maison des bords de Loire, termine ce récit qu’elle sait être le dernier. Artemisia et autres proses s’intéresse pour sa part, en plusieurs saisissantes approches, à des artistes tournés vers le dedans, capables de voir ce que d’autres ne distinguent pas : les peintres Artemisia Gentileschi, Poussin, Tiepolo, les poètes et écrivains Hölderlin, Rilke, Katherine Mansfield, Cendrars. Avec, dans l’un et l’autre livre, la question inlassablement posée de la représentation des mouvements secrets qui nous animent.
À cet égard, L’Emprise pourrait bien apparaître comme un texte majeur. En continuelle balance entre le « je » et le « elle », le « moi » et le « nous », celle qui raconte multiplie en effet les angles d’approche et varie les focales pour restituer les années d’enfance et de jeunesse, s’avancer plus profond dans la mémoire familiale, dire surtout la permanente proximité du passé et du présent. Le récit, tout en sinuosités, retours et reprises, dégage une sensation d’exceptionnelle densité. De haute poésie aussi. Fidèle à son phrasé lent, qui ne laisse strictement rien en chemin, Michèle Desbordes évoque les figures du père et de la mère, de la grand-mère maternelle et du petit frère. Elle se remémore des lieux, montre des attachements fondateurs, mais sans rien embellir des peines, angoisses et désespoirs d’alors. La mère sur les nerfs, sa mélancolie morbide. Le père, homme à femmes, trop souvent au dehors dans ses voitures flambant neuves. Un soir de brouillard, tout s’était arrêté pour lui contre un poteau au bord d’une route solognote. De lui, sa fille a retenu l’image d’immobilité, à la morgue, mais plus encore celle d’une équipée sur ses épaules dans la campagne, avant le lever du jour, pour rejoindre une gare. Un moment unique de fusion. Elle avait trois ans. Elle entendait chez elle le discret crachotement d’un poste de TSF. Elle croisait des soldats dont elle ne comprenait pas la langue. Elle se souvient seulement du nom de Stalingrad.
Rien ici du classique « roman familial » remontant jusqu’à une scène primitive. La narratrice donne à ses souvenirs, et plus généralement à sa vision des choses, un tour éminemment littéraire. C’est une véritable recréation d’elle-même, à travers son regard d’adulte, qu’elle nous propose. Sa vie entière s’en trouve esthétisée, prend la couleur de son écriture. Les choix lexicaux, les rythmes ; les tournures rares et les archaïsmes, les reprises de motifs et de thèmes inscrivent sans conteste les livres de Michèle Desbordes du côté de l’art, de cette métamorphose capable d’instiller du sens dans le réel. Jusqu’à la toute dernière ligne.