Libération, 14 septembre 2006, par Jean-Baptiste Harang
Tout Desbordes
Avec L’Emprise, Michèle Desbordes commençait une œuvre autobiographique, que sa mort a interrompue en janvier 2006.
Le petit livre raconte sept vies, le plus gros n’en dit qu’une. Les sept vies sont les vies des autres, des vies rangées par ordre chronologique rassemblées en quelques pages, par Michèle Desbordes, des vies concentrées, comme pétries dans un poing, pressées, des gens qui meurent en pente douce et dont la mélancolie transforme le parcours en discret destin. Artemisia Gentileschi (1593-1652), qui devint peintre comme son père dans un temps où les femmes ne s’y risquaient guère et savait accompagner les fleuves, le Tibre jusqu’à la mer. Nicolas Poussin (1594-1665), lui aussi venu vivre et mourir à Rome, « quand sa main se mit à trembler, il peignit encore. Elle trembla dit-on plus de quinze ans, et quand elle cessa de le servir il n’eut goût de rien et attendit de mourir ». Giandomenico Tiepolo (1727-1804), « il était grand et de belle allure, et à le voir si bien porter perruque et habit de soie, on n’aurait pu croire qu’il était peintre de son état. Quand on l’entretenait de beauté il gardait le silence puis sans tarder devant vous reprenait le travail, des hommes, des femmes vêtus de blanc que maintenant on le voyait figurer. Il n’avait pas plus habitude de discourir de ces choses, que de celles qui ont trait à l’éternité ou la présence d’un dieu », peu à peu ses personnages s’éloignèrent vers le fond des tableaux, il ne les peignit plus que de dos, blanchit leurs vêtures, et leurs masques, puis se tut dans la blancheur des choses. Friedrich Hölderlin (1770-1843), qui avait, disait-il « pour habitude de souffrir de cela même qui rendait les autres heureux », et mourut en prétendant qu’il allait dormir. Rainer Maria Rilke (1875-1926), qui « voyagea, ne fit que voyager, ayant le goût de l’étranger et d’arriver dans des villes inconnues dont il se souvenait avant, bien avant de les avoir vues », qui ne sut jamais où commençait le monde, ni où il finissait, « certains disent qu’il mourut d’une des roses de ce jardin qu’il entretenait lui-même. Il n’en est rien, bien sûr. Il mourut de ce que son sang jamais ne le laissa en paix, et de la fatigue sans doute que c’était devenu de vivre. De cette mélancolie qui vous prend un jour ou l’autre. De ce que parfois tout vous semble vain ». Katherine Mansfield (1888-1923) pour naître en Nouvelle-Zélande, aimer à Londres et mourir en toussant à Fontainebleau. Blaise Cendrars (1887-1961), ailleurs et mélancolique, qui ne meurt pas dans ce livre-ci et ne perd rien pour attendre.
Et pour finir le petit livre, le texte d’un autre, Michèle Desbordes dans les bras de Charlie Parker, où Jacques Lederer raconte un rêve où jouait son amie, elle y chantait même, lovée entre un grand noir et son saxophone, il écrit : « On prête ce mot à Claude Monet : “Je peins comme l’oiseau chante.” Alors disons que Michèle chante comme l’oiseau peint. » En tout petit, entre parenthèses, pour ne pas être lu, dans le pied de la dernière page il est écrit : « Ce rêve a été écrit à la demande de Michèle Desbordes et lui a été lu quelques heures avant sa mort. » Car Michèle Desbordes ne meurt pas dans le petit livre, pas encore. Avant cela, il faut écrire le livre jaune. Celui où elle naît et se souvient, L’Emprise.
Les écrivains tenus pour tels n’écrivent que d’eux-mêmes, il n’est pas d’autres sujets. Mais de ce soi qu’on est, et du peu qu’on en sache, il est mille manières d’en faire texte, de le coucher sous les yeux des autres qui le liront ou pas, douloureusement, ardemment, joyeusement, malicieusement, en tout cas avec ce sentiment plus souvent fier que penaud du devoir accompli de la parturition. Michèle Desbordes a construit une œuvre d’où le « je » est absent, ou prêté à un narrateur, une narratrice qui explicitement n’est pas elle et l’est toujours un peu, des chefs-d’œuvre d’écriture précise et souple, balancée par le cours et le débit fantasque, puissant de la Loire, ce fleuve a le sommeil du crocodile :L’Habituée (1996), La Demande (1998), La Robe bleue (2004, ces trois-là chez Verdier). Jamais elle n’avait dit d’elle-même qui elle est, d’où elle vient, ce dont elle se souvient, et, de vive voix, elle esquivait élégamment en cachant son visage derrière un geste de petite fille des réponses qu’elle semblait tenir pour indécentes, avouant seulement que son analyste avait pu les entendre. Et puis voici L’Emprise, qu’elle tient serrée contre sa plume pendant les cent cinquante premières pages, pour dire tout ce qu’elle sait d’une petite fille née en 1940, son père, sa mère, ses aïeux, ses maisons, ses lieux, ces choses voilées à la fois par les inconstances et les impedimenta immarcescibles qui la lestent, et dont nous ne dirons rien puisque vous le lirez. L’écriture est celle que nous avons admirée, mais plus fébrile, plus vibrante, comme moins sûre d’elle, comme intimidée par la tombée du masque romanesque, fragilisée par l’impudeur de se savoir nue. Seule la Loire à ses côtés lui dit l’aujourd’hui : « Je ne sais pas si je parle d’hier ou d’aujourd’hui. Je ne vois plus bien la différence, ni le temps qui sépare », page 46.
Mais, page 153, un vertige s’empare d’elle quand elle croyait pouvoir tenir jusqu’à la fin du livre, un doute, une fièvre, une pause dans l’urgence qui justifiera de s’y remettre : « J’ignore ce que ça veut dire de faire un livre pareil, j’ignore quand et de quelle manière je l’ai commencé, je n’ai pas le moindre souvenir de m’être dit un jour que je commençais et cela étant, comment dans le doute et l’hésitation, et cette réticence à me livrer, j’ai pu poursuivre. Je me suis toujours, et jusque dans l’écriture, mieux trouvée de ce qui se tait et se cache que du contraire », il faudrait recopier les quatre pages qui suivent, aller jusqu’à ces lignes pour comprendre qu’on écrit, comme on lit parfois, la gorge nouée : « Il faudrait des adieux, des dernières paroles pour dire à quel point nous avons existé, nous nous sommes tenus là dans le monde avec notre nom, notre voix, notre visage, et ça suffirait. »
Michèle Desbordes est morte le 24 janvier 2006 dans sa maison du bord de Loire qu’elle aimait.