Libération, 1er avril 2004, par Jean-Baptiste Harang
Folle Claudel
Une femme assise sur une chaise dans le parc de l’asile attend son frère Paul. Elle est la honte de la famille Claudel. Michèle Desbordes lui offre La Robe bleue.
C’est une histoire d’amour, comme toutes les histoires qu’on aime. L’histoire d’une femme qui attend un homme. L’histoire d’une femme qui, pendant trente ans, attend un homme, elle est retenue dans une maison de santé spéciale, on dit une maison de fous, un asile, elle tire une chaise sur le seuil du pavillon où on la loge à Montdevergues et elle attend. Parfois, il vient, cet homme. Une douzaine de fois en trente ans, il est venu. Autant dire que, pendant des milliers et des milliers de jours, il n’est pas venu. Elle note tout sur ses carnets. La femme s’appelle Camille, l’homme Paul, c’est son petit frère. Page 118 on apprend leur nom de famille, au moment de dire que Paul avait parlé de Camille à Kafka, ce qui ne compte guère dans l’histoire, sauf pour dire le nom, mais c’est trop tard, on a compris depuis longtemps, on a lu dès la page 16 qu’enfants ils montaient dans un grenier pétrir de la glaise, vu qu’elle avait vocation de sculpture, page 34 on a su qu’il avait écrit Le Soulier de satin, et, cinq pages plus tard, au milieu d’une phrase d’une page entière, comme la plupart des phrases du livre, qu’on n’a donc pas la place de citer, on bute par deux fois sur le nom de Rodin, versé là tout à trac comme maître et amant. Camille Claudel, Paul Claudel, Auguste Rodin. C’est une histoire vraie, c’est un roman.
L’histoire vraie, c’est que Camille Claudel fut un sculpteur de génie, qu’elle fut l’élève, le modèle, la petite main et la maîtresse de Rodin, qu’il la jalousa autant qu’il l’admira et l’aida d’argent et de conseils, qu’il l’aima au point de ne pas quitter pour elle sa Rose Beuret qu’il fréquente depuis vingt ans, Rose Beuret qui lui donna un fils faible, et qu’il abandonnera pourtant, plus tard, pour une autre. Auguste Rodin avait vingt-quatre ans de plus que Camille. L’histoire vraie, c’est que de cet amour ou de cette haine, qu’importe, entre l’élève et le maître, Camille ne se remit pas. L’histoire vraie fit de Paul Claudel le petit frère de Camille, petit frère aimé et aimant, l’écrivain que l’on sait qui disait des deux autres que c’était se perdre qu’aimer ainsi. Camille travaille comme une folle, Camille vit comme une folle, elle met sa vie dans ses sculptures, s’y ruine d’argent et de santé. Jusqu’en 1906 (elle est née le 8 décembre 1864), Camille se débat pour son œuvre, cette année-là, en septembre, elle honore une ultime commande de l’État et signe sa dernière sculpture Niobide blessée, qu’elle a extraite d’un groupe plus ancien. Puis elle s’abîme de solitude, de déchéance matérielle et physique, et elle détruit à grands coups de marteau tout ce que ses mains pourraient modeler. Paul est en Chine, Paul, le père la vertu (leur grand-mère était née Vertus, leur mère Cerveaux), est amoureux d’un amour impossible, il s’en punira en épousant une autre. Le père Claudel, Louis-Prosper, avait de l’admiration pour ses enfants, de l’indulgence pour sa fille Camille, la mère, Louise-Athénaïse, n’en avait pas. Louis-Prosper meurt le 2 mars 1913, c’est lui qui subvenait aux besoins de sa fille. Huit jours plus tard, Camille est internée à la maison de santé spéciale de Ville-Evrard, elle n’a même pas été invitée aux obsèques de son père. Paul Claudel et Auguste Rodin font paraître un numéro spécial de l’Art décoratif en juillet pour lui venir en aide. Le 9 septembre 1914, pour cause de guerre mondiale, Camille Claudel est transférée à l’hôpital psychiatrique de Montdevergues, près d’Avignon, pour y mourir en septembre 1943, sans que sa mère, jamais, ne lui rendît visite.
C’est un roman, une histoire d’amour, comme toutes les histoires qu’on aime. L’histoire d’une femme qui attend un homme. L’histoire d’une femme, Camille, qui, pendant trente ans, est internée dans un hôpital psychiatrique, elle attend son petit frère, Paul. Une histoire inventée. Paul est écrivain, diplomate, chrétien de conversion éblouie. Il court le monde, la Chine, l’Amérique, l’Allemagne, il ne peut pas venir souvent, il reste des années sans venir. Il vient parfois. Elle, toujours, l’attend. La Robe bleue est le quatrième roman de Michèle Desbordes. Le mot roman ne figure pas sur la couverture, mais à l’intérieur, sur la page dite de « faux titre ». Au dos du livre, le nom de Claudel arrive plus vite que dans le texte, mais ce n’est pas grave, les livres de Michèle Desbordes sont faits pour être relus, rien ne peut en gâcher la surprise. Attendre trente ans est un sujet pour elle, elle écrit le silence et le temps, on entend sa respiration. Tous ses livres ont pris naissance dans une image, on la trouve ici page 148, à cinq pages de la fin : « De ce jour-là probablement il y aurait cette photographie où ils avancent l’un près de l’autre. Où dans le vent de la mer on les voit tous deux marcher en silence, dans cette belle, longue, robe d’été et lui dans le costume de lin clair avec la canne et le chapeau qu’il tient à la main, on voit la chemise blanche dont il a retiré le col et défait les premiers boutons, les petites lunettes rondes et cerclées de sombre, de l’écaille sans doute. Ils sont là sur cette photographie, où l’on ne voit pas que la robe est bleue, pas plus qu’on ne voit qu’est bleue la mer ou ce regard profond qu’elle a encore, avec lequel, fière et craintive, elle regarde l’objectif. La lumière dans le ciel est plus sourde, doucement elle s’éteint, elle nimbe les visages d’une paix, d’une douceur rares, l’après-midi sans doute touche à sa fin. » Ce jour-là est le 5 août 1936, Camille a 71 ans, Paul en aura 68 dès le lendemain, on sait par le journal de Paul Claudel que ce jour-là il rendit visite à sa sœur, on sait qu’il s’y rendit depuis son château de Brangues dans sa Packard noire, que son gendre était au volant. C’est tout ce qu’on sait, et, bien sûr, il n’y eut pas de photo, c’est une image inventée, c’est un roman, Michèle Desbordes le dit : « Il ne dit rien d’autre, mais il ne peut que l’emmener, je vois, moi, qu’il l’emmène. » Car La Robe bleueest un roman intime, écrit à la première personne, ce « je » de la page 137 nous renvoie au début du texte, page 18 et suivantes immédiates, aux autres « je » rares mais regroupés qui forcent le secret du livre, comme une clé de sol ou de fa en début de portée donnent le ton de la sonate, sans qu’on ait besoin de le répéter à chaque ligne : « Je la vois, moi, assise sur cette chaise comme toutes celles qui attendent et ne savent rien d’autre, et ce devait être encore qu’il arrivât. Qu’encore une fois elle le vît monter le sentier, le petit raidillon qui prenait au tournant de l’allée et débouchait non loin de là, entre les deux étroits cyprès où bientôt il apparaissait. Je me la figure assise à attendre et passer le temps, immobile sur l’une des chaises du pavillon qu’elle aurait tirée dehors… (cette phrase occupe plus d’une page) »… et la dernière du chapitre tout aussi longue commence ainsi, ou plutôt recommence : « Je me la figure là à attendre sans rien dire, et depuis si longtemps, comme si elle n’avait jamais connu ni révolte ni violence », et, après le saut du chapitre : « Et déjà il me semble qu’elle parlait de la fin des choses. » « Elle », c’est Camille, « il », Paul, et ce « je » n’est pas un simple narrateur, il ne s’en mêlera que trop peu, et d’autant plus précieux à chaque fois qu’il s’en mêle, trop modestement pour se croire omniscient, comme on dit dans les manuels. Ce « je » ne sait rien, il voit, il se figure, il est, ce « je », Michèle Desbordes elle-même. Et si la photo du 5 août 1936 est inventée, pour les besoins de les voir tous deux au bord de l’eau en costume blanc et robe bleue, pour faire d’un destin tragique, d’une injustice existentielle, sinon une fin heureuse, non, bien sûr, mais attendrie, apaisée, rédimée, l’autre photo, celle que sans le dire on vient de citer, où elle est « immobile sur l’une des chaises du pavillon qu’elle aurait tirée dehors », celle que l’on peut voir illustrer le début de cet article est l’image qui fit naître le livre, qui l’engrosse, celle que Michèle Desbordes afficha d’une punaise dans le panneau de liège de son bureau le temps de l’écriture. C’est la dernière image qu’on a de Camille Claudel, celle que l’éditeur a eu la bonne idée de ne pas montrer puisque tous les mots la disent, et même explicitement à la page 139 lorsque Camille va enfin revêtir la robe bleue du titre (la robe de lin bleu à rayures de la page 83 ne compte pas) : « Elle se tient là près de lui, dans le manteau, la robe qu’on entrevoit, sous doute la robe de laine, de flanelle rayée, qu’elle réserve aux jours de visites, et dans laquelle, avec le chapeau de paille et les mains dans le creux de l’étoffe, elle pose quelques années plus tôt pour la photographie qu’on sait, quand, de passage sur la Riviera, Jessie Lipscomb fait le détour pour la voir » (Jessie Lipscomb fut en 1884, la camarade de Camille dans l’atelier de Rodin, elles avaient vingt ans, Jessie logeait chez les Claudel et servait à Camille de chaperon dans ses amours interdites avec le maître. Jessie était déjà fiancée à William Elborne qui fit probablement « la photographie qu’on sait » en 1931).
Sur le liège, au premier étage de la maison que Michèle Desbordes aime et habite près de Beaugency, au surplomb de la Loire qui ne se montre qu’aux grandes crues, une autre image veille sur l’écrivain depuis bien avant qu’elle se décide à écrire La Robe bleue, une photographie de La Valse, où un couple de danseurs enfouis et émergeant à la fois l’un de l’autre, à peine effleurés et enlacés pourtant, semble s’élever de la légèreté de leur drapé de bronze, Camille Claudel n’eut jamais l’argent pour acheter le bloc qui eût permis qu’on les sculptât dans le marbre.
Michèle Desbordes est née là, en bord de Loire, à Orléans, ou un peu plus loin, à Saint-Cyr-en-Val, selon l’acuité qu’on a à relire ses notes. Elle dit dans un dictionnaire pour lequel elle a accepté de rédiger sa biographie pour la seule raison, dit-elle, qu’on le lui demanda le jour même où elle venait de décider qu’on jetterait ses cendres (si par malheur il advenait qu’elle meure) dans la Loire, elle dit qu’elle était dans le ventre de sa mère lorsque celle-ci fut contrainte à l’exode, elle ne dit pas son âge. Elle nous dit qu’elle a des souvenirs de la guerre, qu’elle entend encore le bombardement des Aubrais en 1944, les sirènes, elle s’en veut un peu, s’en excuse, que ce soit de bons souvenirs, elle dit que son père avait creusé un abri sous la terre, et que s’y réfugier aux alertes était le signe de l’unité de sa famille taiseuse, que seul le danger de mort laissait échapper des signes d’amour. Elle dit qu’elle a toujours été folle des livres, qu’elle passait son temps à la bibliothèque municipale, qu’elle voyait chaque jour passer le directeur, un certain Georges Bataille, qu’il portait tout le poids du monde sur ses épaules. Elle ne sut que plus tard l’écrivain qu’il fut, et bien plus tard encore postula pour lui succéder au sortir de l’École nationale supérieure des bibliothèques.
Elle rêvait d’écrire. Elle n’écrivait guère, croyait qu’elle n’écrivait pas. Elle épousa un écrivain professionnel, crut que cela la dégageait de l’être, Jacques Desbordes, ils avaient les mêmes âges et cette différence d’un quart de siècle qui sépara Camille Claudel d’Auguste Rodin, mais n’y pensa pas. Elle le quitta sans divorcer, et garde son nom de veuve pour publier aujourd’hui. On rassembla ses poèmes en 1986, Sombres, dans la nuit où elles se taisent (Arcanes 17), signés Michèle Marie Denor, ni tout à fait son prénom, ni tout à fait son nom de naissance. Le jour même où le recueil parut en librairie, Michèle Desbordes partait pour la Guadeloupe, et pour un autre homme. Elle y resta huit ans, en revint chargée d’un chat sauvage que les bords de Loire ont vaguement civilisé, d’un amour inordinaire (un mot inventé pour La Robe bleue) pour la mer, qu’on peut partager à la lecture des fragments du Lit de la mer (Gallimard, 2002), et d’un regard ébloui par le bleu que l’on retrouve dans chacun de ses livres. A son retour en 1994, elle demanda qu’on la nomme au bord de la mer, elle obtint la direction de la bibliothèque universitaire d’Orléans, l’eau douce et sauvage de la Loire et le goût de la solitude.
« Quand je parle du silence, je sais de quoi je parle, nous dit-elle, j’ai tété le silence. J’ai pénétré dans le romanesque lorsque j’ai compris qu’on pouvait raconter une absence d’histoire. Je parle de l’inaccompli, de ceux qui n’ont pas d’histoire, qui sont le plus souvent sans parole. Dans chacun de mes livres, il y a un rachat, quelque chose qui transforme l’inaction en destin, une rédemption, une épiphanie. Camille attend son frère : il arrive. C’est la coexistence de la marche et de l’immobile. Il y a de la marche dans tous mes livres. Ce sont des vies inaccomplies, Camille est belle, cultivée, intelligente, aimée, aimante, et elle bascule. Je suis opposée à l’idée de dire trop de choses, j’ai commencé à écrire tard, peut-être qu’avant j’aurais écrit autre chose, mais mes petites histoires personnelles, je les ai dites sur le divan, je n’ai plus à les exposer dans les livres. Je peux parler des autres, sans penser à dire ce que sont mes personnages, la distance que je mets entre eux et moi ne les diminue pas, au contraire, elle les grandit, elle en fait des archétypes, des archaïques. Cette distance fait la part du temps, celle de la mort. Camille, recluse pendant trente ans, fait partie de mon univers, le silence et l’immobile. »
On se souvient de L’Habituée (Verdier, 1986), de La Demande (Verdier, 1988), et duCommandement (Gallimard, 2001) comme d’une trilogie inscrite dans ce qui vient d’être dit, de sobres et sombres destins que le temps passe en revue, que le temps revoit et distingue, des modesties tenaces rédimées en fierté humaines. Et cette Robe bleue en deux parties inégales, la première, la plus longue, La nuit elle entendait les chevaux, ces chevaux qui tiraient la voiture des hommes en blanc qui vinrent la chercher, Camille, au petit matin du 10 mars 1913, dans son repaire du quai Bourbon, dans l’île Saint-Louis, parce que sa sœur, sa mère qui ne l’aimaient pas et son frère adoré retenu en Allemagne avaient décidé de l’envoyer chez les fous et qu’elle n’en sortit que morte trente ans plus tard, ces chevaux, Camille, elle n’a jamais cessé de les entendre. Les sabots sur les pavés, ces roues cerclées, comme on se souvient d’anciens bombardements.
Ces pages, donc, et les autres qui suivent, ont été écrites sous la reproduction de La Valse, elles n’en reprennent pas le bonheur, elles en restituent le pas, ces spirales dessinées sur le sol par les danseurs qui, à chaque tour, viennent croiser la trace de la volte qui précède, ces mots retrouvés qu’on doit reprendre du début pour les pousser plus loin, qu’on ne peut citer ici sans en rompre le fil, une écriture du ressassement, de la litanie, lancinante valse lente comme le bronze des statues, phrases longues comme le temps, alenties comme l’attente. De La Valse, l’écriture scandée, respirée, retrouve la légèreté, cette légèreté étrange de la gravité des choses, car, de même que Camille savait trouver, dans un bloc de pierre, de glaise ou d’onyx, l’exacte limite entre le gras et le maigre, entre le duvet et la peau, entre l’âme et le corps, Michèle Desbordes écrit en évidant, en évitant, ne publie que ce qui reste lorsqu’elle a tout enlevé, gratté jusqu’à l’os, poli l’onyx jusqu’à plus d’ongle.
Seule la seconde partie, les quinze dernières pages, porte le titre de La Robe bleue. Elles sont de la même encre, du même sang, mais elles sont le temps supposé de la rédemption, du rachat, cette robe inventée mais possible est ce quelque chose qui transforme trente années d’inaction en destin, qui fait faire à l’immobile quelques pas sur la plage, qui noie de bleu tout ce temps perdu en noir et blanc, cette robe « ce serait une autre, et qu’il ne lui aurait jamais vue, bleue comme ses yeux, bleue comme la mer où ils sont ce jour-là, une robe longue et bleue, et si longue si bleue, si légère dans le vent, qu’elle lui paraît d’un autre temps, une robe comme autrefois lui semble-t-il, et d’un coton, d’une toile qui dit le radieux du jour d’été, le bonheur, la joie qui l’accompagnent, une étoffe qui se lève dans le vent, légère bat les chevilles, et parfois d’un grand mouvement vole autour d’elle ». Elle oublie qu’elle boite, elle se laisse aller, c’est une valse.