Tageblatt, mars 2008, par Corina Ciocârlie
Une errance en ligne droite
Les Petites Terres – dernier récit de Michèle Desbordes, décédée en 2006 – est une belle histoire de deuil et de fidélité, doublement posthume car aucun des personnages qui l’habitent n’est plus de ce monde.
Un livre sur le déchirement et la fin des choses, imprégné, de la première à la dernière page, de « l’odeur incomparable de ce qui s’achève ».
L’homme à qui Michèle Desbordes dit tu, de vingt‑cinq ans son aîné, a été aimé, longtemps, souvent douloureusement, au‑delà des ruptures, de l’exil et de l’ultime séparation.
Les Petites Terres est avant tout un champ de ruines ou de bataille où gît, parmi tant d’autres, la frêle silhouette de Virginia Woolf – dont l’ultime révérence ne cesse d’interpeller, par‑delà les années, les candidats au suicide : « comment cela se passe‑t‑il quand on veut mourir et qu’on met, opiniâtre, résolue, des pierres, des cailloux dans les poches de ses habits ? » Quand on ne sait pas dire adieu à ce qui a toujours été là, chéri puis abandonné, la suprême élégance est de s’en aller pour ne pas assister à la fin, pour que la fin n’existe pas. Entre le besoin de dire et la réticence qui revient par grandes bouffées, Michèle Desbordes cède à la tentation – humaine, trop humaine – de « ne pas voir partir, ne pas voir mourir », tout en sécrétant, au fil des mots, une de ces bulles trompeuses où « l’on croit pouvoir tenir ».
Cette ouate épaisse et douce qui enveloppe les corps et les projette, le temps du récit, quelque part en dehors du monde surgit de nulle part, comme un patchwork d’éternité fait de lambeaux de temps permettant d’imaginer « qu’on n’en verra pas la fin de sitôt ».
À l’instar de ces peintures en couches successives que l’on peut observer se chevauchant les unes les autres quand on démolit les façades, les souvenirs les plus disparates finissent par fabriquer « un seul et même tissu, un seul et même magma où tout se retrouve se presse et conflue, n’ayant à vrai dire jamais été séparé, les morceaux, les fragments (bribes, parcelles) unis, indissociables, les bouts de soi, les bouts d’écriture ». Rythmé par le temps qui se fait et se défait, le paysage accidenté desPetites Terres est parsemé de motifs récurrents : rues de Paris, maisons de campagne en bord de Seine, canaux de Venise, trains longeant le Baïkal ou traversant la Cordillère des Andes, bateaux en partance pour les Tropiques, 19e parallèle – là‑bas Au‑dessous du volcan où retentit encore cette phrase déchirante qu’Yvonne écrivit au Consul, « Chéri pourquoi suis‑je parti pourquoi m’as‑tu laissée partir ? » D’ailleurs, la Soufrière, au pied de laquelle Michèle Desbordes vécut sept longues années, est là pour rappeler les huit mille kilomètres et tout l’éloignement nécessaires à la souffrance comme à l’écriture : « le lointain qui se travaille telle une pâte, une argile », jusqu’à trouver la bonne distance, l’endroit où se situer pour que l’image, la voix vous parviennent avec « cette qualité de pénombre, de tremblante et fragile lumière » qui lui sont indispensables.
Écouter le battement d’aile des fantômes, c’est fabriquer non pas une histoire mais une absence d’histoire, pareille au vol paradoxal de l’oiseau qui ne cesse de produire et de reproduire, dans une sorte d’intense et vertigineuse immobilité, « cette errance en droite ligne s’il est possible ». En mettant ses pas dans ceux d’un vagabond qui, suivi de son chien, chaque jour vers le milieu de la matinée monte au volcan pour en redescendre le soir, la narratrice continue elle aussi à marcher de cette marche régulière qu’on dirait sans but : une entreprise farouche et obstinée, faisant écho à celle de Hölderlin qui, après avoir appris la mort d’une femme aimée, partait à pied de Bordeaux pour rentrer chez lui en Allemagne.
Michèle Desbordes sait comme nulle autre célébrer la beauté poignante de ce qui s’en va, jour après jour, pénétrant dans l’oubli avec une souveraine lenteur – qui est aussi celle du récit. Malgré les trahisons, les défections, les redditions, malgré toutes ces photos qu’on ne regardera plus et ces lettres empaquetées, enrubannées – « morceaux de vies, morceaux de rêves bradés à l’étal des brocantes » –, quelque chose est là, d’une ancienne, d’une indéfectible présence vers quoi il y a lieu de revenir : je serai là au milieu des phrases, au milieu des mots tout près de moi, au plus près que je pourrai être…