Tageblatt, septembre 2006, par Laurent Bonzon

En silence

Récit des brumes de la vie. Il y a les livres qui bavardent et ceux qui parlent à force de se taire. L’Emprise, de Michèle Desbordes est de ceux-ci. Un récit autour des figures maternelles de l’enfance et des douleurs enfermées. Une remontée à tout petits pas vers les sables mouvants du souvenir.

Tout commence et tout se termine en Sologne. Les bords de Loire ont accompagné Michèle Desbordes tout au long de sa vie, qui s’est achevée il y a quelques mois. L’Emprise a ceci de bouleversant que chaque mot, même obscur, même lointain, semble né d’un désir absolu de sincérité.

Il y a les confidences de l’enfant pris dans la guerre, une guerre qui ne se dit pas mais se vit à hauteur de petite fille. Blessures cachées, hontes tues, séquences dont on sent, dont on lit qu’elles ont infesté une vie entière de leur souvenir. Il y a aussi les visages de la mère, puis ceux de la grand-mère, celui du père, enfin, tragiquement disparu. Les relations des uns et des autres.

Tout cela se cherche. Et parfois se trouve. L’écriture de Michèle Desbordes est un tâtonnement perpétuel, une circonvolution tranchée de temps à autre par quelque fulgurance, accompagnant les grands bonheurs et les instants douloureux, déchirant le voile trompeur du souvenir. « Du monde perdu, il restera ça, cette autre nuit, la nuit froide, la nuit d’hiver sur les épaules qui vous emportent. De ces mémoires, de ces bonheurs qu’on peine à dire, ressentant, éprouvant les régions obscures et reculées où la parole ne peut aborder et la phrase s’échoue, le seuil ultime au-delà duquel il devient dérisoire de prétendre figurer le monde. »

Une chevauchée nocturne et envoûtante sur les épaules du père, les silences de la mère et de la famille, les couleurs de la Sologne, le pouvoir des lieux qu’on ne quittera jamais, la mort accidentelle d’une enfant dans une cour de ferme, les gestes des uns plus que les cris des autres, Michèle Desbordes explore les temps secrets de la vie, ceux qui courent à travers nous vers des mondes que nous ignorons.

Interrogeant sans cesse ce qui se tait au-dedans des êtres, l’écrivain prête sa voix à l’existence des femmes et des hommes qui ont compté. Avant la fin. « Je pense à ce que l’on quitte un jour. À la mesure de ce peu de temps, de ce qui s’achève avant qu’il eût fallu. Il n’y a pas toujours eu le moyen de comprendre. De se dire ce qu’on aurait dû dans le moment qu’on pouvait. Ensuite tout n’a été que décombres. »

Un livre comme une cicatrice, qui se referme page après page. Sans jamais disparaître.