Télérama, 23 août 2006, par Christine Ferniot
Hantée par une maison
C’est une histoire de maison, dans l’été qui s’achève. Grande comme un château. Indestructible, éternelle. La guerre semble loin pour la fillette qui sautille au côté de sa mère, ou tangue joyeusement sur les épaules de son père, alors que celui-ci marche à grands pas dans la nuit. Des instants fragiles, des gestes infimes trop vite effacés par le malheur. Car, demain, le portail se refermera sur la propriété. Le père écrasera sa voiture contre un arbre. La mère ne saura dès lors plus sourire ni aimer ses enfants. Et la fillette, devenue grande, choisira l’écriture pour parler de toutes ces vies brisées.
L’Emprise, évocation familiale où se côtoient des instants de fête et de longs tourments, est le dernier livre de Michèle Desbordes, décédée il y a sept mois. Depuis ses premiers poèmes (Sombres dans la ville où elles se taisent, un recueil publié sous le pseudonyme Michèle Marie Denor), ses romans (Le Commandement, La Robe bleue) ou ses récits (La Demande), l’écrivain n’avait cessé de chercher à représenter le monde à travers les faits les plus quotidiens, dépouillant, dégraissant, creusant jusqu’à l’os, un peu comme les Japonais façonnent les haïkus. Ce texte, achevé juste avant sa mort, est une autobiographie des premières années, celles qui modèlent une existence. Longtemps, l’écrivain refusa d’évoquer ces histoires secrètes et de convoquer sa famille comme on règle ses comptes devant un tribunal. Mais il s’agit simplement ici de réunir les fantômes du passé et de sentir encore une fois leur présence chaleureuse. On est tenté, face à ce texte, de parler de testament – un mot péremptoire qui convient mal, pourtant, à celle qui préféra toujours les murmures et les huis clos. L’Emprise est simplement une confidence, un désir de raviver les moments de bonheur infimes et dispersés. L’auteur y parle de l’âcreté des larmes et du tremblement de l’air, des parfums de luzerne et de tout ce qu’on perd, lentement, tristement.
Michèle Desbordes est morte le 24 janvier dans sa maison près d’Orléans ; de ses fenêtres, elle pouvait voir la Loire…