Art press, juin 2014, par Philippe Forest
Guy Walter : la question de la quadrature
Sans doute faudrait-il ne pas commencer par dire du nouveau livre de Guy Walter, Outre mesure, qu’il compte parmi ses protagonistes, aux côtés de quelques peintres plus ou moins célèbres comme Furini et Fantin, Bigot et Mancmi, le poète Arthur Rimbaud. Car on risquerait alors de donner au lecteur l’idée fausse que le livre auquel il a affaire vient après des dizaines, des centaines d’autres qui, avec des fortunes très diverses, ont entrepris depuis plus d’un siècle de réécrire la légende de l’auteur des Illuminations. Quand, comme tout vrai livre, celui de Guy Walter se signale d’abord par une singularité si souveraine qu’il donne le sentiment de se situer soudain en tête de tous les textes qui l’ont précédé et qui, désormais, lui font suite. Et plutôt que de donner à entendre qu’il raconte Rimbaud, comme s’il relevait du genre de la biographie romancée, il aurait incontestablement mieux valu souligner d’entrée qu’Outre mesure est plutôt comme la somme – plus exactement : le produit – des deux ouvrages précédents de l’auteur : Le Caravage, peintre (Verticales, 2001) et Grandir (Verticales, 2004). Au premier reprenant la forme du Kunstlerroman (le roman d’artiste) et au second celle du Bildungsroman (le roman d’éducation), croisant ces deux modèles mais afin de les libérer davantage encore de leur carcan narratif de sorte que le propos, sans rien perdre de sa cohérence profonde, se démultiplie.
Seulement, il se trouve que ces deux livres, Le Caravage, peintre et Grandir, ont plus de dix ans. Si bien que depuis on était sans nouvelles de leur auteur. Et ce serait, pour un critique, prendre un pari assez hasardeux que d’en appeler à la mémoire des lecteurs à une époque où, afin de convaincre et de se convaincre qu’ils existent, tous les auteurs viennent pointer à chaque rentrée littéraire alors que toute nouvelle vague de publications déferlant en librairie vient aussitôt recouvrir et effacer la vague immédiatement précédente. Que Guy Walter ait eu la patience d’une longue décennie de silence apparent en dit long sur le sérieux de l’entreprise dans laquelle il s’est engagé Et que ses livres anciens n’aient pas pour autant disparu, eux que son livre nouveau rappelle à la vie, démontre qu’un tel calcul n’est pas nécessairement toujours perdant.
Expérience intérieure
Alors ? Comme les figures de rhétorique les meilleures et les plus éprouvées – ici : la prétention ou quelque chose qui y ressemble – finissent par être lassantes, il faut bien dire enfin – du moins : essayer de dire – non plus ce que ce livre n’est pas – une biographie fantasmée de Rimbaud, un essai sur la peinture et la poésie, le roman d’éducation d’un artiste – mais ce qu’il est : le récit répété d’une expérience intérieure à la faveur de laquelle, dans l’existence de quelqu’un qui parle en son nom propre, se manifeste la violente vérité de la vie, débarquant soudainement et sans qu’une pareille révélation ait eu de place préparée pour elle, s’installant de telle sorte que tout devienne périphérique et accessoire par rapport à elle. Et la chose – qui est bien sur le sujet exclusif de toute littérature authentique – peut se produire de bien des manières. Par exemple, par la lecture faite enfant de quelques vers de Rimbaud qui ici constitue un peu comme la scène originelle du récit : « C’était cela, le tout à trac, le vlan, l’impossible commencement. »
Dans une langue d’une énergie formidable qui procède par touches et par accumulations, ajointant des images qui se superposent et se combinent, Outre mesure pose une question essentielle que l’on peut, après l’auteur puisqu’il fait lui-même usage de ce terme rare, appeler la question de la quadrature. Le mot – ou du moins l’image – appartient à Dante qui en fait usage au dernier chant de son Paradis pour dire la vision de Dieu et à Baudelaire qui l’emploie à propos de peinture dans ses Salons comme dans l’une des versions de « La mort des artistes ». Chez l’un et chez l’autre de ces deux poètes, il renvoie à la fameuse « quadrature du cercle », insoluble opération de géométrie qui vise à construire un carré dont la surface serait la même que celle d’un cercle donné.
C’est bien à l’impossible que se trouvent semblablement voués peinture et poésie. Le tableau – ou bien le texte –, et même lorsqu’il paraît ne donner à voir que la douceur calme du monde, constitue, écrit Guy Walter, comme « une quadrature, une fermeture en quatre de la folie, une mise en quatre de l’obscurité, un quadrangulaire ». Et tout le paradoxe de l’opération tient à ce qu’il faille un semblable encadrement pour « faire tout tenir ensemble » entre « quatre bords », enfermant le monde afin d’en rendre sous nos yeux la beauté pourtant sans limites : « Et si le ciel ne s’agrandit pas, comment pourrions-nous devenir des hommes ? »
Outre mesure s’achève avec le récit assez stupéfiant que fait Guy Walter de la vie du peintre italien Antonio Mancini écrivant, peignant sur les bords d’une folie continuelle et recueillant ses visions dans un « carnet de couleurs » où il consigne le monde sous la forme des couleurs pures qu’il prend pour lui et qu’il encadre dans le carré de ses pages. Outre mesure est aussi un « carnet de couleurs » comparable. Lisant Guy Walter, après quelques autres, je me faisais cette remarque qu’il était bien étrange que ce soit désormais dans la prose – dans une certaine prose – que la poésie se tienne et que ce soit d’elle que nous vienne le « tout à trac », le « vlan » du vrai.