Hippocampe, mai-juin 2014, par Claude Chambard
Faire glisser la mémoire
J’ai toujours rêvé d’être le propriétaire de ma maison d’enfance, sise rue du Centre dans un petit village de Bourgogne où passent la Tille et la Venelle. Hélas, une femme près de ses sous l’a vendue en tordant le cou à un testament. Je pourrais tout de même vous la faire visiter, mais à quoi bon, ce serait seulement celle de mes souvenirs, elle n’aurait rien du présent qui l’a transformée.
Celle de Jean-Jacques Salgon, place de l’Oie aux Vans, c’est tout autre chose. Il l’a achetée, en deux fois qui n’en sont qu’une, elle est à lui, et dans ce livre, il nous la fait visiter.
Ce n’est pas rien de faire visiter sa maison, son intérieur. Et ce voyage que Jean-Jacques Salgon nous invite à faire avec lui, cette visite dans laquelle aucune pièce n’est oubliée, ce choix des meubles, tableaux, photographies, affiches, objets etc. nous en apprend beaucoup sur notre propre rapport au temps, celui qui passe, celui qui nous fonde, nous malaxe, notre propre rapport à nous même, perdus, retrouvés, dans la (les) maison(s) qui nous habitent sans fin. Découpé en cinq niveaux, dont les caves, un préambule et un épilogue, ce beau récit donne à lire un secret, un secret qui même lu, à mon sens, en demeurera un et ce n’est pas le moindre des mérites de Jean-Jacques Salgon, auteur qui depuis 07 et autres récits chez le même éditeur en 1993, en passant par Tu ne connaîtras jamais les Mayas à L’Escampette en 2000 – qui m’a permis de le rencontrer –, Papa fume la pipe, Fernand (L’Escampette) ou Ma vie à Saint-Domingue (Verdier) – entre autres –, auteur donc qui fait partie de ma famille au même titre que Rimbaud et Tintin, que Perec et Sebald.
Chaque pièce, chaque chose, est l’objet d’une remémoration, d’un souvenir qu’il soit attaché ou non à la maison et Jean-Jacques Salgon a l’art de faire glisser la mémoire et la phrase dans des intériorisations, des rencontres, des associations, entre histoire et Histoire, famille et amis, jeunesse et âge mûr sans que jamais vieillir soit ressenti comme une calamité, sans que l’on s’y perde, sans que l’on ait le sentiment de voir quelque chose qui ne nous regarde pas.
Depuis quarante et un ans propriétaire, le jeune homme qui eut 20 ans en 1968 ne nous décrit pas ses rides, ni ses misères, mais ses émerveillements, ses découvertes, ses fantômes aussi, ses voyages, ses histoires d’écriture et de lecture, ses heureux mélanges dont il a le secret comme il fait la cuisine pour les amis avant une belle soirée sur la terrasse tropézienne du quatrième niveau dans le prolonge ment de la chambre de Tartarin.
Façon de brocante vivante et où rien n’est à vendre, la maison de la Place de l’Oie, est une idée du temps, avec ses vieilles portes d’origine, ses targettes, ses castelets pour élever les vers à soie, sa crèche qui revient à chaque Noël, sa cuisinière en émail blanc, tous éléments qui toujours utilisés, permettent d’être au présent du souvenir, s’amassent avec légèreté puisqu’ils ne sont pas encore tout à fait au passé, un peu comme les minéraux et fossiles de la terrasse du premier niveau que personne ne perçoit tels, les faudrait-il mettre en vitrines pour qu’on les voit ? Une idée de l’écoulement du temps – et l’on pense à celui de la corrida qui bouleverse tellement l’écrivain –, de l’écoulement de l’écriture quand elle dit l’être au monde.
Ainsi du grand tableau de Judit Reigl dans la chambre d’amis et des rencontres qui l’ont amené ici. Ainsi de la visite de la grotte Chauvet et de la frise réalisée par l’écrivain sur les parois de l’escalier à vis, où il a « inscrit au marqueur noir sur les murs courbes les différentes étapes de la création du monde et de la préhistoire. En partant du premier niveau, lorsqu’on gravit les marches, on remonte le temps jusqu’au Big Bang. » Ainsi de la lecture de L’Homme sans qualités de Robert Musil qui fut une façon de commotion – sans doute comparable à celle de la visite de Chauvet – et qui lui fit « atteindre à la forme parfaite de l’intériorité ». Ainsi d’un plancher monté à l’envers qui me fait penser à Jean-Michel Basquiat à qui Jean-Jacques Salgon a consacré Le Roi des Zoulous chez Verdier en 2008. Ainsi, la boucle est bouclée, nous avons tout visité de ce que l’hôte a bien voulu nous montrer en splendides va-et-vient entre présent et passé au temps éternel du livre.