La Marseillaise, 6 avril 2014, par Anne-Marie Mitchell

Sans tambour ni trompette

Autobiographie. Un paysan nous a laissé des traces de sa brève existence. À nous de les suivre.

« J’envie ceux qui liront pour la première fois ce texte lumineux et secret, et j’espère qu’ils retrouveront dans notre langue un peu de sa verdeur originelle. » ; « L’œil grand ouvert pour observer les choses, un regard distancié porté sur l’autre, l’autocritique fructueuse et la langue, qui pose et qui relie tout, voilà les qualités réunies qui font la justesse de la forme. » ; « Il y a dans toute littérature des trésors cachés, des livres qui dorment en attendant de trouver leurs lecteurs. »… Trois citations étaient nécessaires, en ce début d’article, pour présenter Scènes de ma vie de Franz Michael Felder (1839-1869), récit autobiographique d’un humble du Vorarlberg, le land le plus occidental de l’Autriche. La première est d’Olivier Le Lay, le traducteur. La deuxième est de Peter Handke, le préfacier et auteur de L’Angoisse du gardien de but au moment du penalty, adapté au cinéma par Wim Wenders. La troisième est de Jean-Yves Masson, le postfacier et l’auteur du remarquable L’Incendie du théâtre de Weimar (Verdier, janvier 2014). Théâtre dirigé par Goethe pendant près de trente ans et qui voit dans son incendie un présage de sa propre mort… Place maintenant à Felder, né le treize mai de l’an 1839, entre six et sept heures du matin, dans le village le plus reculé des profondeurs du Bregenzerwald.

Petite agglomération rurale dont les habitants ont toujours cultivé le sentiment d’appartenir à une seule famille ; où le surnaturel et le superstitieux font partie du quotidien ; où le paysan, chaussé de socques et vêtu d’habits de coutil élimés, est rivé à son environnement natal ; où des filles et des garçons viennent au monde « que pour s’y faire chrétiennement enterrer » ; où tous ceux que tout accable apprennent à endurer leurs souffrances. Et où Franz perdit très tôt la vision d’un œil, ce qui ne l’empêcha pas d’être le plus habile et le plus intrépide des enfants parmi les jeunes camarades de son âge. Encore moins de rêver aux exploits des redresseurs de torts des légendes populaires (il sera toute sa vie épris de justice), ni de se consacrer tout entier à l’étude et à l’enseignement de ses maîtres d’école, qui louaient tout particulièrement ses rédactions. Un livre dont les chapitres portent, par étapes successives, les événements qui dominèrent une brève existence et les mille petits détails auxquels Felder s’attache, dans le désir louable sans doute de servir la mémoire de ses besogneux compatriotes, loin des pastoureaux enrubannés de Sand ou des rustres travaillés par le gain de Zola. Une autobiographie qui prouve que la vraie victoire sur la vie n’est pas toujours celle qu’accompagnent le roulement des tambours et l’éclat des trompettes.